- C'est pour cette nuit !
L'homme relève la tête et il tourne
la tête vers sa compagne qui file près du feu.
- Je le sais, je le sais. Et cette idée
me fait peur, tu le sais.
- Oui mais nous devons nous montrer
courageux. reprend l'homme.
- Je le sais, je le sais.
Peu avant minuit, le couple sort dans
leur minuscule jardin. La lune éclaire d'un mince filet de lumière,
ténu comme la flamme d'une bougie menacée par le vent, le couple
mal assorti qui la regarde. Une mince femme voûtée aux cheveux
grisonnants et bouclés, le visage barré de rides profondes qui
semblent en casser la peau épaisse se tient près d'un 'homme gras
aux membres épais dont la flamboyante crinière d'un argent aussi
pur que l'argent du disque lunaire semble illuminer la nuit. Ils
frissonnent dans leurs habits élimés mais ils ne ressentent pas le
froid, excités par l'attente. Côte à côte, ils patientent main
dans la main jusqu'à ce le clocher daigne se réveiller dans la nuit
glacée. Attentifs, ils écoutent les bruits de la nuit mais rien ne
vient. Ils entendent les animaux fureter autour d'eux et des insectes
bourdonner mais ces bruits de la vie nocturne ne les touchent pas.
Enfin, le son cristallin parvient à leurs oreilles et ils
s'étreignent sous la lune lorsque sonne le deuxième coup au clocher
du village.
- Ma sœur, il est temps que notre
œuvre s'accomplisse !
- Mon frère, nous allons réussir
cette fois-ci ! Nous avons appris de notre échec de l'an
dernier.
Au troisième coup, l'homme lève sa
fiole vers le ciel et vite, il en verse la moitié dans un gobelet
qu'il tend à sa compagne.
Au quatrième coup, ils lèvent leurs
récipients sous la lune et ils boivent quand sonne le cinquième
coup de minuit. Au sixième coup, leurs corps gisent dans l'herbe
blanchie de glace, marionnettes désarticulées que le froid commence
déjà à raidir. Ils expirent une dernière fois et leur les fuit
vie tandis que retentit le septième coup. Le huitième coup marque
le détachement de leurs âmes qui quittent leur enveloppe charnelle
pour s'élever dans l'air nocturne. Au neuvième coup, elles passent
le voile entre les mondes où une foule les accueille et les entraîne
dans une danse endiablée pleine de rires et de chuchotements.
Obéissants aux instructions données alors qu'elles occupaient leur
enveloppe charnelle, les âmes quittent la folle farandole au onzième
coup, elles repassent le voile entre les mondes pour rejoindre leur
corps de chair. Au douzième coup, elles regagnent le corps qu'elles
viennent d'abandonner mais deux âmes errantes les ont devancées.
Elles remarquent avec effroi que de leur vivant, elles ont oublié
les mesures de protection élémentaires.
Alors que commence l'année nouvelle,
le frère et la sœur se relèvent comme d'un lourd sommeil et ils se
regardent longuement avec un sourire triste, ils ont réussi leur
grand projet. Depuis des années qu'ils cherchent à atteindre le
but qu'ils se sont fixés, ils ont réussi en cette nuit où le voile
entre les mondes est le plus fin, cette nuit hors du temps ni dans
l'année écoulée ni dans la suivante. Main dans la main, le couple
s'embrasse avec passion sous la lune et ils se murmurent :
- Nous avons réussi, rien ne nous
séparera jamais dans cette vie.
Autour d'eux, deux âmes tristes voient
leur corps se mettre en mouvement vers une destination inconnue.
Alors que l'aube se lève, ils gagnent le monde des ombres.