lundi 4 février 2019

La dernière sirène Chapitre 2

  Le lendemain matin, cachée derrière un rocher, elle guette le jeune homme et son ami qui montent dans un petit bateau de pêche au petit matin alors qu'il fait encore frais en ce jour d'été. Le vent lui amène leurs rires et elle entend l'homme raconter sa rencontre de la veille avec une jeune fille blonde à la voix d'ange qu'il espère voir le soir au fest-noz et qu'il compte bien faire danser toute la nuit. Elle le voit pour la première fois à la lumière du jour et elle le trouve plus beau qu'elle ne l'avait cru, ses cheveux roux mêlés d'or pâle couvrent ses épaules en une masse ondulante qu'elle n'avait pas devinée qui contraste avec sa peau tannée par le soleil. La  sirène les observe un long moment de loin puis elle suit le bateau à distance sous l'eau. Mais elle ne peut entendre leur conversation à travers l'eau qui s'agite autour d'elle et elle ne voit d'eux que leurs filets qu'elle évite soigneusement. Elle les suit à distance quelques temps avant de renoncer et de regagner un rocher proche de la plage, les observant de loin, le cœur battant.

  Le soir venu, la jeune sirène solitaire tente de se représenter la fête qui se déroule sans elle et elle imagine Morgan danser au bras d'autres jeunes filles, des filles humaines avec des jambes pour danser et marcher. La jalousie lui tord le cœur et ses larmes se mêlent à l'eau de la mer tandis que son chant déchirant emplit la nuit. Elle sait qu'elle doit lui dire la vérité et que de toutes manières, son secret ne tiendra pas longtemps. Il ne vient pas le lendemain ni le surlendemain et Melen sait qu'elle ne le reverra sans doute jamais et que c'est mieux ainsi pourtant elle a du mal à quitter la petite plage où personne ne vient jamais. Le troisième jour, la sirène chantonne à moitié allongée sur un rocher sortant de l'eau en pente douce qu'elle affectionne.
- Vous êtes là, je vous ai attendue l'autre jour.
Surprise, son premier mouvement est la fuite puis elle se dit qu'il vaut mieux en finir et lui avouer la vérité surtout qu'il a pris la peine de nager jusqu'à elle. De plus, il est imprudent de sortir en plein jour, elle le sait bien même si personne ne vient jamais ici. Elle lève ses grands yeux bleu foncé vers lui qui se noient de larmes. Après un moment d'hésitation, le jeune homme se hisse vers elle sur le rocher en lui disant qu'il ne voulait pas l'offenser.
- Je ne pouvais pas venir mais j'aurais aimé venir.
- Pourquoi donc ? dit-il en l'observant attentivement et en s'accoudant plus confortablement sur le rocher face à elle. Un de vos parents n'a pas voulu que vous veniez ? Si vous me l'aviez dit, je serai venu me présenter.
La jeune fille ne répond rien et elle tremble. Le pêcheur croit qu'elle tremble de froid et il lui propose de rejoindre la plage où le soleil les réchauffera. Il a ramené une couverture pour s'asseoir sur le sable et elle pourra s'en envelopper.
- Je ne peux pas. répond la jeune fille en regardant la main qu'il lui tend tandis que le sourire du pêcheur s'efface.
- Je vous ai attendue hier et vous n'êtes pas venue, êtes-vous en train de vous moquer de moi ?
Les vêtements mouillés du pêcheur lui collent à la peau et il commence à avoir froid malgré la douceur de cette fin d'après-midi. La jeune fille se glisse rapidement dans l'eau et il sent qu'elle s'apprête à fuir. D'un geste vif né de longues années en mer qui la surprend, il saute dans la mer d'un bond juste à côté d'elle, lui barrant la route puis il prend son fin poignet dans sa main de fer et elle se débat en vain. La colère se mue en incompréhension et il attend sa réponse.
- Si ma compagnie vous dérange, dites-le moi et je rejoindrai la plage. murmure-t'il, inquiet à l'idée de l'avoir offensée. Pardonnez ma brutalité mais nous ne pouvons nous quitter ainsi ; expliquons nous et je vous laisserai partir. Je ne pourrais supporter de ne pas savoir quelle faute j'ai commis à votre égard.
- Rien, vous ne m'avez rien fait, ce n'est pas de votre faute. Je suis désolée, je ne pouvais pas venir même si j'aurais aimé me rendre à cette fête. Je suis si seule. dit-elle alors que sa voix se brise.
- Avec moi, vous n'êtes plus seule. dit le pêcheur d'une voix douce en l'attirant dans ses bras sans lui laisser le temps de protester.
La jeune fille se laisse aller à ce contact, elle qui est seule depuis des années lorsque tous ceux de son espèce qui vivaient sur ces rivages les ont quitté quand les hommes ont commencé à s'installer dans les parages. Elle seule n'a pas eu la force de quitter son foyer tant aimé, elle aurait pu retrouver ceux auprès de qui elle a grandi mais sans famille, personne n'a pensé à lui dire où les retrouver si elle changeait d'avis. Depuis deux ans, elle chante dans la nuit en espérant que quelqu'un l'entende et maintenant que c'est arrivé, elle a peur et elle regrette que son vœu se soit réalisé. Elle sent le jeune humain se raidir lorsque sa queue de poisson frôle ses jambes et instinctivement, il baisse les yeux dans l'eau pour tenter de distinguer ce qui l'a effleuré et elle se met à trembler. Dans la lumière déclinante, le pêcheur a entrevu la queue de poisson qu'elle avait tenté de lui dissimuler et il comprend mieux son absence à la fête une fois la surprise passée.
- Je croyais que les morganez n'étaient que des légendes. lui murmure-t'il doucement à l'oreille.
- Pourtant, je suis sûre que vous racontez nos histoires au coin du feu. lui répond Melen avec un sourire triste. Me tuerez-vous ? demande-t'elle, inquiète, bien qu'elle ait parfaitement entendu qu'il souriait en parlant.
- Non, bien sûr que non ! Je me demande... M'avez-vous ensorcelé avec votre chanson ?
Surprise, Melen reste un moment à le regarder.
- Non, bien sûr que non. J'ai juste chanté pour mon propre plaisir. Je n'ai jamais pensé attirer quelqu'un et encore moins un homme même si je mesure maintenant mon imprudence.
Le jeune homme sourit.
- Si vous ne vous étiez pas montrée imprudente, nous ne nous serions jamais rencontrés. Viendriez-vous vivre avec moi, si c'est possible...
- Je suis la dernière sirène de la région, je ne puis partir.
- Mais si vous restez la seule sirène, qu'adviendra-t'il dans le futur ?
- Il n'y aura plus de sirène dans la baie. souffle Melen dans un murmure. Tout mon peuple est parti au loin en un lieu que j'ignore pour fuir les hommes.
- Mais pourquoi ? Personne vient jamais par ici, on dit les grottes hantées. Si je n'avais pas bu l'autre soir, je ne serai jamais passé par là. On dit qu'on entend des voix chanter la nuit.
- Nos chants ? Nous avons failli être découverts par un naufrageur qui examinait la plage pour savoir s'il pourrait l'utiliser à son profit, ce qui n'est pas le cas, elle est petite et il n'y pas de bas fonds. Il était lourdement armé et nous avons pris conscience du danger maintenant que les hommes s'aventurent sur cette plage qui est notre refuge depuis des décennies.
- Nos deux espèces ont peur l'une de l'autre semble-t'il. Mais cela ne change rien au fait que vous voilà seule. Et cela m'inquiète un peu. Si vous avez un problème, vous ne pourrez même pas venir me trouver.
A ces mots, la sirène fond en larmes ce qui émeut le pêcheur jusqu'au fond de son âme. Il reprend d'une voix douce en lui tendant la main.
- Je viendrai vous voir tous les soirs si vous voulez bien.
Incapable de résister, la sirène acquiesce avec un sourire.

  Pour la première fois depuis longtemps, la sirène regrette amèrement de ne pas avoir suivi son peuple. Elle se demande s'il est trop tard pour les rejoindre mais un regard vers la plage fait fondre son cœur et elle sait qu'elle ne pourra jamais quitter la côte qui l'a vue naître. Et puis, le souvenir du regard de l'homme sur elle fait battre son cœur un peu plus vite et elle sait que son cœur a été touché plus profondément qu'elle ne l'aurait voulu.
- C'est de la folie. Ton cœur va se briser, tu le sais. Et tu n'y survivras pas, cette fois-ci.
Pourtant, elle espère qu'il reviendra et elle attend avec impatience que la nuit tombe dans l'espoir qu'il revienne. Même si elle sait qu'une telle relation n'est pas possible, elle ne peut s'empêcher d’espérer qu'il apporte ce qui manque à sa vie.
Le soir venu, la jeune fille guette le bruit des pas du pêcheur et lorsqu'il l'appelle, elle plonge jusqu'à lui pour le retrouver.
- Vous êtes venu ! Je pensais que...
Inquiète, elle écoute les bruits de la nuit mais elle n'entend rien, il semble être venu seul et elle se détend.
- Oui, je suis venu. dit le pêcheur en ôtant ses vêtements pour se  plonger dans l'eau en frissonnant. Il a froid mais il ne se laisse pas le temps de réfléchir à ce qu'il fait.
- Tu as froid... dit la sirène en s'approchant de lui.
- Oui mais je vais m'habituer, ne t'inquiète pas.
- J'aurais dû venir sur la plage, je ne ressens pas le froid. Enfin, très peu.
- Ah oui ? C'est étrange. Enfin, je veux dire que tu ne sembles pas avoir une épaisse couche de graisse pour te protéger du froid. Pardon, ce n'est pas convenant.
- En quoi ?
- On évite de dire à une dame qu'elle est grosse ou maigre.
La sirène rit à cette idée avant de questionner.
- Mais si c'est la pure vérité ?
- C'est ainsi. dit le jeune homme.
- Je crois que notre peau est plus épaisse et moins sensible que la vôtre au froid et à la chaleur. Je ne sais pas bien. Nos deux espèces semblent si proche et pourtant, elles sont si différentes.
Le pêcheur réfléchit un long moment à ses dernières paroles et il se dit qu'elle n'a pas tort. Peut-être sont-ils en train de se lancer dans une histoire impossible qui les laissera le cœur brisé. Tous deux savent qu'un avenir commun n'est pas possible mais il n'a pas la force de renoncer à la sirène. Il hésite à s'en ouvrir à elle mais il se tait car il ne veut pas troubler cet instant. Il serre la jeune fille contre lui, il sent son cœur battre contre sa poitrine et il l'embrasse doucement. Seul le présent compte et en cet instant, il oublie l'avenir sombre qui les attend.

  Cette nuit-là, le pêcheur ne dormit pas, il réfléchit des heures durant au problème inextricable qui se présentait à lui. Il ne se sentait pas de taille à s'opposer à ce que le destin avait fait, s'ils étaient si différents l'un de l'autre, c'est qu'ils n'avaient pas à s'aimer ni même se rencontrer.
- C'est comme si nous avions brisé quelques règles de l'univers et que étions condamnés à payer pour cette faute. Après tout, si les légendes nous disent de nous défier des morganez et de ne pas nous en approcher car leur voix nous ensorcelle n'est-ce pas dans le seul but de nous protéger des tourments qui m'habitent ? Si une relation est impossible entre les humains et les sirènes, mieux vaut dans ce cas, j'en conviens rester éloignés les uns des autres pour ne pas risquer de voir naître des sentiments inappropriés et impossibles à vivre au grand jour sans dommage. Aurions-nous sans le vouloir enfreint quelque règles établie par la nature ou par notre créateur ? Notre douleur de ne pas pouvoir vivre notre passion et la perte qui en résultera forcément au bout du compte permettra-t'elle d'expier notre faute ?

  De longues heures durant, le jeune pêcheur se questionne et il ne parvient pas à dormir. Il voit l'aube pointer et il se dirige vers la plage pour rejoindre son ami et mettre leur barque à l'eau. Les deux amis ne parlent pas en ce matin frais et ils partent vers le large en ramant avec vaillance jusqu'à atteindre le lieu qu'ils ont choisi pour gagner leur pitance du jour. Durant des heures, ils attendent, remontant leurs filets de temps en temps et lorsqu'ils estiment avoir fait bonne pêche, ils se rendent au port pour vendre le fruit de leur travail. Puis ils décident d'aller boire à la taverne pour se reposer et se changer les idées. Ils jouent un long moment aux cartes en bavardant à voix basse avant de se décider à rentrer chez eux.

  Debout face à la mer dans le vent frais de ce jour d'été, Morgan regarde la mer. Il sait qu'il espère voir la sirène mais il ne voit rien à l'horizon. Un pincement de déception lui étreint le cœur et il rentre chez lui en courant. Pour s'occuper l'esprit, il range sa petite maison et il  regarde le jour passer et décliner au fil des heures. Il chantonne dans l'espoir d'aider les heures à s'envoler plus vite sans grand succès. Enfin la nuit jette son noir manteau cousu de menus diamants sur le monde et le jeune homme court jusqu'à la plage aussi vite que ses jambes peuvent le porter manquant à plusieurs reprises de se tordre la cheville sur des pierres qu'il n'a pas vues dans l'obscurité. Le froid de la nuit glace ses poumons et il doit s'arrêter pour reprendre son souffle. Il marche à grandes enjambées et dès qu'il peut respirer librement, le pêcheur reprend sa course jusqu'à la mer qu'il entend se rapprocher à chaque foulée. Bientôt le vent lui apporte le chant de la sirène et il sourit en sentant ses pieds fouler le sable de la plage. Il se met pieds nus pour courir plus vite encore, léger comme l'écume portée par le vent.

  Lorsque le chant s'élève dans la nuit, le pêcheur sourit et il entre dans l'eau en douceur. Il tente de ne pas faire de bruit mais chacun de ses pas lui semble faire le bruit d'un caillou jeté dans l'eau. La sirène semble ne pas le remarquer mais elle sourit lorsqu'il la rejoint.
- J'ai essayé d'être discret mais je crois ne pas avoir réussi. s'excuse Morgan en s'installant à son côté sur le rocher.
- Tu as froid ?
- Oui, je suis mouillé et il y a du vent.
Melen se blottit contre lui pour lui communiquer un peu de sa chaleur et le jeune homme est étonné de la chaleur qu'elle dégage mais il ne la questionne pas. Il suppose que c'est sa manière de se réchauffer dans l'océan froid et cette chaleur le réconforte.
- Qu'as-tu fait aujourd'hui ? murmure Morgan.
- J'ai fureté sur les bancs de sable pour chercher des coquillages puis j'ai profité d'un lieu isolé pour profiter du soleil. Hélas, je n'ai pas pu sortir de l'eau de peur qu'un humain me voit mais j'ai pu sortir la moitié du corps de l'eau pour me réchauffer au soleil, ce que je fais rarement car c'est dangereux. Et toi ?
- J'ai travaillé avec mon meilleur ami et c'est à peu près tout. C'est une journée comme toutes les autres, tu vois.
La jeune fille ne dit rien durant un long moment.
- Non, je ne vois pas pour être honnête. dit-elle en rougissant.
- Je pêche du poisson pour vivre et je le vends ensuite pour me fournir en d'autres biens.
- Je comprends mieux. Mon peuple échange aussi des choses pour obtenir des objets qu'on ne sait pas fabriquer.
- C'est la même chose...
Durant un long moment, les deux jeunes gens ne disent rien, le regard tourné vers la lune.
- Je dois rentrer, je me lève tôt demain.
- Je sais, je t'ai observé sortir ton bateau.
- Tu m'espionnes ? s'étonne le pêcheur un brin amusé.
- Pas vraiment, je voulais seulement en savoir plus sur toi, ce n'est que de la curiosité à ton sujet.
- Donc tu m'espionnes. dit le jeune homme en riant plus franchement.
- Cette idée te déplaît ?
- Non, je crois que j'aurais fait la même chose. Je dois rentrer Melen, à demain ?
- A demain.

 En rentrant chez lui, Morgan se demande tout ce que cette relation pourrait impliquer pour eux mais il sait que la nature sait généralement ce qu'elle fait et que leur rencontre trouvera naturellement son aboutissement quelque qu'il soit. Dans l'immédiat, il doit seulement vivre cette relation. Même si son cœur doit en être brisé, il sait qu'il doit en être ainsi et qu'il est difficile d'aller contre son destin.