lundi 4 février 2019

La dernière sirène Chapitre 6

- Tu sembles préoccupée...
- Ce n'est rien. répond Melen en séchant ses larmes.
- Tu es sûre que ça va ? lui demande Morgan en s'asseyant auprès d'elle sur le tapis de la pièce principale. Tu es glacée, tu frissonnes. Serais-tu malade ? dit-il en se levant pour aller chercher une couverture pour l'envelopper.
Face à son silence, le pêcheur s'inquiète, il l'attire dans ses bras et il la tient serré contre lui en attendant qu'elle se décide à parler. Enfin, la sirène se confie.
- J'attends un enfant. Et j'ignore s'il sera humain ou sirène.
Interloqué, Morgan la serre plus fort contre lui et la jeune femme sent ses muscles se raidir autour d'elle. Enfin, il se détend doucement.
- Je suis surpris, je ne pensais pas que c'était possible.
- Mais je croyais que tu avais pensé à cette éventualité...
- Bien sûr mais sans y croire vraiment tant cela me semblait impossible. Bien, normalement, ils seront comme nous à la fois de la terre et de la mer.
- Normalement ? Tu imagines leur vie, ils seront à part tout comme nous et l'idée de leur infliger un tel fardeau m'est insupportable.
- Tout se passera bien, j'en suis convaincu. Si nous fêtions la nouvelle ?
Melen le regarde, hésitante puis elle reprend :
- Tu prends les choses à la légère, tu ne te rends pas compte.
- Je suis conscient que ce sera difficile mais j'ai assez confiance en nous pour être certain que l'on saura les guider dans la vie malgré leur différence.
- Mais si cela se sait ? Les enfants lorsqu'ils sont jeunes n'ont pas conscience de leurs actes par moment, tu le sais.
- Que veux-tu faire, ma chérie ? Nous ne pouvons qu'accepter notre destin.
- C'est vrai. Je vais rester à m'ennuyer, il n'est plus question pour moi d'aller en mer.
- Je peux t'apprendre des chants de marins, tu aimes chanter, ça augmentera ton répertoire. J'ai appris à lire à l'école même si je lis mal et que j'ai peu de livres, seulement des reliques de chez mes parents, cela t'occupera quelques temps. Peut-être que je peux te trouver un livre sur la broderie ou la couture ? Tu pourras préparer l'arrivée de notre enfant...
- Je supposée m'enfermer durant six mois, si je comprends bien ?
- Six mois ? Chez les humains, c'est neuf mois et...
- Disons entre six et neuf mois. soupire la jeune femme.
- Bien sûr que non. Et pourquoi ne pourrais-tu pas aller en mer ?
- La mer peut se montrer violente, tu le sais. Et rapidement, je ne serais plus assez agile pour partir rapidement en cas de danger.
- Comment faites-vous dans ce cas ?
- Une sirène enceinte évite de sortir seule, elle est accompagnée au cas où. Pour fuir rapidement, les autres la tirent après eux si nécessaire, l'eau la porte et elle ne pèse pas bien lourd.
- Etrange technique. sourit le pêcheur en cherchant comment la tranquilliser. Tu sais, il y a bien des façons de profiter de la mer, tu pourrais le faire à la manière des humains en te baignant ou en marchant sur le bord de la plage... Ce n'est que six à neuf mois. Et je viendrais avec toi si tu veux nager sous ta forme de sirène.
Un peu tranquillisée, la jeune femme acquiesce.

Durant les sept mois suivants, Melen se pose beaucoup de questions quant à son choix de vivre sur terre. Bien sûr, son époux est aux petits soins avec elle et elle s'adapte peu à peu à sa nouvelle vie mais chaque jour ou presque, elle fait de nouvelles découvertes. Au fil des mois, elle apprend à tenir la maison, gérer les achats et les comptes, cuisiner et effectuer toutes les tâches nécessaires à la tenue de la maison. Elle découvre également son environnement et elle se mêle à la vie du village. Elle sent les regards peser sur elle lorsqu'elle fait son marché son panier maladroitement tenu en main mais elle fait mine de les ignorer. Chaque soir, elle apprend à lire et à écrire avec son mari qui estime que c'est nécessaire. Des heures durant, elle déchiffre les lettres qu'elle écrit patiemment. Elle a du mal à comprendre pourquoi les lettres imprimées sont différentes des signes qu'elle trace et malgré toutes les explications du pêcheur, elle ne comprend pas. Elle finit par abandonner et elle fait ce qu'il lui demande pour lui faire plaisir et parce qu'il l'a assurée que c'était nécessaire.

Un jour qu'elle est malade, le jeune homme lui ramène des plantes à infuser qu'elle ne connaît pas et elle hésite à approcher l'infusion brûlante de ses lèvres.
- Tu crains que je ne t'empoisonne ?
- Non mais il est vrai que j'ai adopté la nourriture terrestre sans me méfier. J'aurais pu me faire du mal.
Le pêcheur la regarde, il lui avoue ne pas y avoir pensé lui-même.
- Tu as raison, les médicaments terrestres pourraient te faire du mal mais nous nous en rendrons bien compte si cela arrive, non ?
- Oui, normalement, je ne devrais pas m'empoisonner sans m'en rendre compte. sourit-elle timidement.
Le goût ne dit rien à la sirène mais elle boit sans protester.
- Je dois aller travailler, je peux te laisser seule ?
Prise de frissons, Melen resserre la couverture autour d'elle.
- J'avais pensé que tu resterais...
Morgan soupire avant de lui répondre.
- Je dois aller gagner notre vie, nous ne sommes pas riches tu le sais.
- Et si je devais mourir ?
- Mais pourquoi un simple rhume serait-il mortel ?
- Peut-être parce que je ne n'en ai jamais eu auparavant. s'énerve la sirène.
Le pêcheur s'assied à côté d'elle et il la serre contre lui un moment.
- Je dois vraiment y aller, ma chérie. Reste au chaud et tout ira bien, je te le promets. J'ai été malade de nombreuses fois et je m'en suis toujours sorti indemne.
Seule, Melen hésite à rejoindre la mer mais elle se sent incapable de marcher jusqu'à la plage. Elle reste toute la journée à frissonner et à pleurer en attendant le retour de son mari. Le soir venu, elle se jette dans ses bras en pleurant et il la serre longuement contre lui.
- Ca va aller, dans quelques jours, tu seras guérie, je te le promets. Tu as mangé ? Bien, je vais nous faire à manger et je reviens te voir.

Alors qu'il revient avec un bol de soupe et une épaisse tranche de pain beurrée, il s'assied à côté d'elle sur le lit et il hésite un moment à prendre la parole.
- Je me demandais. On dit que vous noyez les marins, est-ce vrai ?
Interloquée, Melen réfléchit un moment avant de répondre.
- Cela ne m'est jamais arrivé. Il paraît que les hommes ne peuvent pas respirer sous l'eau et ton appréhension la première fois que tu es devenu sirène me le confirme. Disons que  nous estimons que si un humain se n’oit, c'est dans l'ordre des choses et nous n'avons pas à risquer nos vies pour le sauver. Toutefois, nous ne restons pas insensibles et nous le secourons lorsque nous estimons qu'il a une chance de survie. Nous l'aidons à rejoindre la surface mais parfois, alors qu'il est presque trop tard pour lui, nous le retenons et nous lui donnons un baiser qui le transformera définitivement en sirène. Mais nous ne le faisons que rarement, je veux dire, qui sommes-nous pour décider qui doit vivre ou mourir, même qui va vivre ou mourir ? Et pour décider à sa place qu'il devra quitter sa famille et tout ce qu'il connaît ?
Le jeune homme ne répond rien, il reste songeur un long moment et la sirène se demande s'il n'espérait pas une autre réponse.
- Pourquoi si vous les sauvez, dit-on que vous les noyez ?
- On dit qu'ils refusent souvent notre baiser et nous ne les forçons jamais même pour sauver leur vie. De plus, les hommes ont une survie fort courte dans l'océan et souvent nous arrivons bien trop tard. Et puis le risque est grand pour nous, on peut nous voir ou nous tuer si on nous voit approcher du marin. Parfois nous nous contentons de pousser l'humain vers la surface mais comme je l'ai dit, il est souvent déjà trop tard. Vous êtes des créatures fragiles hors de votre environnement naturel. Et ils ne nous entendent pas sous l'eau.
Elle sourit et Morgan lui rend son sourire, pensif.

- Mais dans ce cas, d'où peuvent bien venir ces croyances, je veux dire qu'elles ont presque toujours un fond de vérité...
- Je me suis souvent posé la question. Chez les sirènes, on dit que les hommes nous tuent lorsqu'ils nous voient et que vous êtes dangereux. Mais tu n'es pas dangereux, du moins, tu ne l'es pas avec moi.
- Peut-être que des sirènes ont tenté de sauver des marins et qu'on les a vues.Et puis, si certains ont été sauvés, rien ne dit qu'ils se souviennent de ce qui est arrivé ou qu'ils aient seulement compris ce qui s'est passé trop heureux d'être encore en vie.
Pensive, Melen ne dit rien.
- Je crois que certains ont été sauvés et qu'ils ont livré leur interprétation de ce qui s'est passé. continue le pêcheur.
- Sans doute mais quelle importance a tout cela ? demande la sirène. Pourquoi cela t'intéresse-t'il soudain ?
Le pêcheur sourit, un peu surpris et il la regarde intensément.
- Rien, je voulais seulement en savoir plus sur toi, j'ai rassemblé mes connaissances sur le sujet, c'est tout. Et il serait dommage de ne pas te demander ce que tu en sais car tu es la mieux placée pour le savoir.
Peu convaincue, Melen acquiesce sans rien dire.

 Une semaine plus tard, Melen décide de se rendre en ville seule alors que le pêcheur est au travail. Elle a peur mais elle sait qu'elle ne peut passer son temps enfermée et qu'elle doit affronter le monde où elle a choisi de vivre. Elle s'habille du mieux qu'elle le peut et elle s'observe dans le miroir durant de longues minutes en se demandant si elle ne suscitera pas de moqueries et si elle a bien fait de choisir cette jupe rose et un corsage rouge à dentelle. Elle n'est pas certaine que les deux couleurs s'accordent mais elle hausse les épaules et elle jette un châle sur ses épaules avant de sortir. Elle regarde l'océan qui lui fait face un long moment et elle se promet de se dépêcher pour avoir le temps de rejoindre la mer avant le retour de son mari. Elle suit le chemin un long moment et elle tourne sur elle-même pour se repérer sur le chemin du retour. Lorsqu'elle arrive dans le bourg, elle essaie d'ignorer les regards posés sur elle et elle se retient à grand peine de rectifier sa tenue.
- Il est trop tard pour cela alors arrête, tu sais que ça ne sert à rien.
Elle se force à sourire et elle marche au hasard en observant autour d'elle, elle cherche à en apprendre le plus possible sur la vie des hommes et elle prend note de l'usage qu'elle devine aux objets qui l'entourent de toutes parts. La jeune fille contemple un long moment les édifices de pierre car elle a compris que les bâtiments les plus précieux ou les plus importants étaient faits de cette matière et plus ornementés. Elle en déduit que le cœur du village a plus de valeur que les faubourgs environnants. Elle sent les regards peser sur elle et les chuchotements à son passage alors elle renonce et elle rentre rapidement dans la maison du pêcheur pour attendre son retour.

- Tout va bien ?
- Je m'ennuie, je ne connais personne. Je veux dire avant j'étais seule mais je le savais, je veux dire que je n'espérais pas que ma situation change mais maintenant, c'est différent.
- Je suis souvent en mer, c'est vrai. Termine de manger rapidement, j'ai une idée.
Intriguée, Melen termine rapidement sa soupe et après une rapide vaisselle, les deux jeunes gens sortent
- On va où ?
- Tu sais, les femmes des autres pêcheurs aiment bien se réunir le soir au coin du feu pour coudre, tricoter ou faire... des activités de femmes.
La sirène fait la moue.
- Je ne comprends pas ce que signifie des activités de femmes. Chez nous, il n'y a pas de réelles distinctions dans les rôles selon le genre.
Désarmé, le pêcheur sourit.
- Sur terre, ce n'est pas tout à fait pareil. Du moins, ici. Je crois que c'est comme ça depuis toujours ou presque.
- Mais ce partage des tâches ne se fait pas en fonction des compétences et des affinités de chacun ?
Le jeune homme secoue la tête sans répondre, il n'avait jamais vu les choses sous cet angle.
- Je peux toujours essayer, ça me changera les idées et je me ferai peut-être des amis.

Le soir venu, les hommes vont boire à la taverne et après un rapide baiser, Morgan laisse sa femme avec les autres épouses des pêcheurs, un peu inquiet.
Mais elle lui a fait comprendre qu'elle doit apprendre à se débrouiller seule.
- Bonjour, je suis Melen, la femme de Morgan, puis-je me joindre à vous ?
Les yeux se lèvent vers elle et on lui fait place sur les bancs autour de la table de bois grossier poli par les ans. Elle sent les regards peser sur elle et une femme de son âge ouvre la bouche lorsque sa sœur jumelle visiblement lui murmure qu'elle est amnésique et qu'il est inutile de l'assommer de questions.
La sirène regarde autour d'elle, elle voit les mains des femmes s'agiter pour coudre, raccommoder, tricoter et elle croise les mains sur ses genoux. Elle n'a pas amené d'ouvrage pour s'occuper et elle se contente d'écouter les conversations qui parlent des derniers ragots à propos de personnes qui lui sont inconnues. La soirée passe lentement et Melen hésite à rejoindre la mer mais elle se dit que son mari le prendrait sans doute mal. La nuit est tombée depuis longtemps lorsque les hommes reviennent parfois fort éméchés. Le regard suppliant que la jeune femme lève vers lui décide le pêcheur à écourter la soirée. Enfin seuls, ils marchent main dans la main dans la nuit.
- Tout s'est bien passé ? se risque enfin à demander Morgan.
- Je ne me suis ennuyée, je ne savais ni quoi dire ni quoi faire. Je ne me suis pas sentie à ma place, je...
Les larmes montent à ses yeux et le jeune homme a tout juste le temps d'ouvrir les bras pour la recevoir contre sa poitrine.
- Je suis désolé, j'avais pensé... Mais il est important que tu t'entendes avec elle, on ne sait jamais, je n'ai pas de famille mais les femmes de pêcheur seront là si je ne le suis plus. Je vais t'apprendre à coudre, tricoter, lire et tout ce qui pourra t'occuper. Peu à peu, tu t'intégreras à la terre et tu pourras te mêler aux conversations.
- Je l'espère... murmure la jeune femme nichée contre lui.
L'homme déglutit en fermant les yeux, le cœur serré de douleur, il sait que si elle ne trouve pas sa place en ce monde, elle retournera à la mer sans lui. Mais il se dit que c'est peut-être la meilleure solution pour eux avant de se rappeler qu'ils seront seuls face à la nature hostile.