jeudi 16 mai 2019

La jeune fille au briquet

  Une jeune femme rentre chez elle un soir d'hiver, il fait effroyablement froid, il neige depuis des heures en ce dernier jour de l'année. Elle a manqué son bus, son chapeau de feutre s'est envolé à cause d'une rafale de vent et elle n'a pas pu le rattraper, alors elle marche dans la neige. Pas une voiture à l'horizon, juste un arrêt de bus aux vitres cassées. Elle a vingt ans et elle a terminé tard son petit boulot contrairement à d'habitude. En cette veille de nouvel an, elle a passé quatre heures, dans le vent et le froid, à tenter de distribuer des prospectus aux rares passants trop affairés pour lui jeter un regard ou lui adresser un sourire. Sa journée de travail touche à sa fin et la voici debout sous la neige, épuisée et affamé. Glacée, elle décide pour tenter de se réchauffer de faire brûler un à un ses prospectus dont personne ne voudra en cette soirée du réveillon. Elle mentira à son employeur en disant qu'elle les a tous donnés aux passants. Comment pourrait-il connaître la vérité ? Mais elle n'ose pas, trop inquiète à l'idée de voir sa supercherie dévoilée.
   Grelottante, sa chevelure trempée de flocons de neige, elle marche sous la pluie blanche et glacée qui tombe en dansant sur ses vêtements. Dans la poche de son épais manteau violine, elle met la main pour se réchauffer et elle tombe sur son briquet. Ses yeux levés vers les fenêtres éclairées, elle s'imagine brûler les prospectus pour se réchauffer mais elle rejette cette pensée qui revient encore et encore. Elle se repose à un arrêt de bus quelques minutes mais le froid la mord plus fort encore. Elle consulte sa montre, il est très tard. Un instant, elle cherche du regard une échoppe où se réfugier mais en cette veille de nouvel an, il n'y a plus grand chose d'ouvert. Et il n'y a plus de bus à cette heure, il lui faut marcher pour rentrer chez elle. Elle voudrait courir pour arriver plus vite mais ses muscles sont gelés dans son jean trempé de neige fondue et l'eau a eu raison de ses bottines de cuir qui glacent ses pieds. Elle se relève pour marcher vers son but, un pas après l'autre en remontant autant que possible le col de son pull à col roulé d'un bleu clair comme la glace qui l'entoure.
  Lasse, elle s'assied sur le banc et elle prend un prospectus les mains raides de froid, elle imagine la flamme la réchauffer et lui donner le courage de continuer. Elle allume la feuille de ses mains tremblantes mais une bourrasque l'éteint aussitôt. Qu'importe, elle recommence et durant une minute, une chaleur bienfaisante la réconforte et lui réchauffe les mains et le coeur. Mais elle disparaît bien vite. Courageusement, elle recommence encore et encore et elle voit devant elle, le bus arriver et la table mise pour le réveillon dans son petit appartement. Mais l'image s'évanouit en même temps que le vent souffle la flamme. Elle rallume le briquet et elle se voit collée au radiateur de son petit logis tandis que sa bouilloire électrique chante pour lui signaler qu'elle peut verser l'eau fumante dans sa théière. Elle lâche la roulette et la flamme disparaît. Vite, elle tente de l'allumer de nouveau sans succès, il est vide et elle le glisse dans sa poche où elle tente de conserver quelque chaleur à ses mains.
  Le premier bus arrive et un voisin remarque cette adolescente allongée sur le banc, glacée comme si elle avait passé la nuit dehors. Il renonce à aller au travail, sa boutique ouvrira plus tard aujourd'hui et il la couvre de son manteau avant de la porter jusque chez lui. Il rallume la chaudière et il commence à lui ôter ses vêtements mouillés avant de la réchauffer avec une serviette qu'il a mise sur le radiateur à réchauffer. Dans sa main roide, il trouve un briquet vide ; intrigué, il libère l'inutile objet de la poigne glacée et durant de longues minutes, il frictionne la jeune fille pour tenter de la ranimer. Puis une couverture chaude remplace la serviette et il recommence à tenter de la réchauffer. Téléphone en main, il va appeler le médecin de garde quand il la voit remuer. Sans réfléchir, il court jusque dans sa chambre lui trouver des vêtements puis il attend qu'elle ouvre les yeux en lui faisant couler un bain dans la salle de bain. A ses questions, il lui répond qu'il l'a trouvée, gelée à l'arrêt de bus et qu'il l'a amenée jusque chez lui pour la réchauffer. Il n'a pas réfléchi, il a cru qu'elle allait mourir. Il lui annonce lui avoir fait couler un bain et qu'elle peut aller dans la salle de bain pendant qu'il lui prépare un chocolat chaud.
- Dans mes rêves, j'ai vu ma grand-mère toute illuminée qui venait me chercher. Puis je me suis réveillée et je vous ai vu. dit-elle en s'asseyant devant le chocolat chaud, un peu réchauffée et vêtue de sec.
Ils parlent quelques minutes, le temps que la jeune fille achève de se remettre et grignote quelques madeleines en sirotant son chocolat chaud puis il la reconduit chez elle en voiture.
- Merci, vous m'avez sauvé la vie. dit-elle avec un sourire.
Elle se souvint soudain de ses prospectus. Qu'importe, elle dirait à son employeur qu'elle les avait tous donnés et qu'elle refusera désormais tout nouveau contrat.

(novembre 2017)