jeudi 30 mai 2019

Pour une lettre anonyme

  La lettre pliée dans sa poche fait sourire la jeune femme, elle y pense depuis le matin et elle n'a pas décidé quel parti adopter. Elle pile soigneusement les pigments qu'elle verse délicatement dans des petits pots, elle sait qu'ils valent cher et que son maître ne lui pardonnera pas une maladresse. Après avoir rangé les petits récipients dans l'atelier, elle se dirige vers la cuisine pour achever de préparer le repas en chantonnant une vieille romance.

   Les heures s'écoulent lentement et plusieurs fois, la servante laisse ses regards se tourner vers le parc. Mais elle n'a pas le temps de se perdre en rêveries et elle s'active pour terminer à temps. Ses mains fines coupent, lavent, cirent, tordent le linge durant des heures à tel point que ses mains et ses bras ne sont que douleur. Mais enfin, les cloches sonnent la fin de la journée. Elle s'assure que le repas du soir est prêt et elle monte l'escalier à pas lents. Là, elle se regarde dans son minuscule miroir et elle se lave rapidement avant de passer une robe un peu moins défraîchie que les autres. Puis sa mante sur les épaules, la jeune femme court à perdre haleine dans les rues de la petite cité. Ses souliers claquent sur les pavés et elle manque à plusieurs reprises de glisser sur les pierres rondes des rues mais elle ne ralentit pas l'allure, se faufilant entre les passants qui rentrent de leur journée de travail. Elle croise quelques amies mais elle se contente de leur sourire, elle n'a pas le temps de leur parler, elle doit courir plus vite que son ombre.

   Enfin, elle atteint le parc ombragé où les arbres centenaires frémissent à son entrée, les oiseaux se taisent et la servante marche un long moment, peinant à retrouver son souffle. Lorsqu'elle arrive à la petite fontaine, elle ne voit personne et elle s'assied dans l'herbe enveloppée dans son manteau. Elle relit le billet, elle ne s'est pas trompée de lieu de rendez-vous.Nerveuse, elle regarde de tous côtés mais elle est seule. Elle envisage de partir mais la beauté du jardin qui l'entoure la retient et elle reste à savourer la paix qui émane des lieux. Le soleil se couche et elle reste les yeux levés vers le ciel à regarder l'astre rougi par le feu du crépuscule descendre lentement et embraser l'herbe, les arbres et les statues qui l'entourent. Bouche bée, elle oublie pourquoi elle est venue et elle sourit, emplie d'une joie indicible.

   Mais la nuit commence à tomber et elle se relève, elle époussette sa jupe pour en chasser la terre et elle reprend son chemin à pas lents. Elle est seule et elle commence à comprendre qu'on lui a joué un tour. Mais elle sourit, cette facétie lui a permis de profiter du crépuscule et c'est le cœur léger qu'elle se dirige vers les grilles du parc. Les grands hêtres qui l'entourent s'agitent à son passage et lui murmurent des paroles de consolation qu'elle ne comprend pas. La servante reste un moment debout au milieu des arbres à marcher sur des sentiers à peine visibles que la nuit fait disparaître au fil des minutes. Elle ne sait pas où elle se trouve mais le bois n'est pas bien grand et elle n'aura qu'à faire le tour pour trouver la grille. Le froid l'étreint et elle resserre son manteau plus étroitement autour de ses épaules avant de marcher d'un pas plus vif.

   Alors qu'elle passe la grille, elle trouve ce qu'elle est venu chercher. Une silhouette l'attend adossée à la grille de fer forgé.
- C'était donc vous ?
Le peintre acquiesce et il sourit faiblement. La jeune fille tente de masquer sa surprise de rencontrer l'artiste qui s'est installé dans le village le mois dernier et auquel elle a à peine accordé une danse un dimanche. Elle aurait dû s'en douter, l'endroit est le rendez-vous des peintres qui en apprécient la lumière et la beauté. Les deux jeunes gens quittent les lieux main dans la main avant de courir sur le chemin pour retrouver au plus vite la ville et ses lumières. Le billet abandonné gît dans l'herbe et bientôt le vent l'emporte. Alors les arbres murmurent ces mots écrits d'une main malhabile :
- Je vous aime, rendez-vous au bois d'amour.