dimanche 18 juin 2017

Réveil difficile sur l'inconnu

- Ca y est, j'ai encore dit n'importe quoi !
Je me prends la tête dans les mains en me demandant ce qui m'a pris de répondre au professeur. J'aurais mieux fait de continuer à jouer les mauvais élèves en restant au fond de la classe près du radiateur comme le font tous les mauvais élèves. Rester invisible, telle est ma devise la majorité du temps, mais je n'ai pas pu me retenir par ennui et aussi par lassitude de rester invisible par réflexe de survie.
- C'est exact Tanguy, peux-tu nous expliquer ton raisonnement ?
J'explique avec des mots simples  car mes camarades ont du mal avec les mots trop compliqués, je répète, même si je n'en vois pas l'intérêt et je donne des exemples. J'ai déjà vu ce cours le mois dernier, cette répétition est d'un ennui mortel. Mais c'est reposant car ça me change des notions que je suis supposé connaître sur lesquelles je dois faire discrètement des recherches dans les pages de mon livre pour suivre ce qui se dit.
 
La sonnerie annonce la fin des cours. Le lycéen de dix-sept ans que je suis soupire de soulagement, une journée de cours de terminée ! Une de plus ! Je rentre chez moi toujours en traînant des pieds. Je dis bonjour à mes parents et je monte dans ma chambre en mettant la musique à fond dans la limite du raisonnable pour arrêter de penser, m'isoler dans mon monde imaginaire pour ne pas devenir fou. Comme toujours depuis que je suis ici, je m'enroule dans une couverture affalé sur mon lit en étouffant mes sanglots dans mon oreiller. J'essaie de ne pas penser à ma vraie vie, ma vie d'avant pour ne pas fondre en larmes et alerter les adultes qui écoutent la radio au rez-de-chaussée.
 
Enfin, pour être tout à fait honnête, je me suis enfermé dans « leur » chambre, dans « leur » maison, affalé sur « leur » lit étreignant « leur » oreiller en masquant mes sanglots au moyen de « leurs » CD. En vrai, je ne m'appelle pas Tanguy, je m'appelle Hugo. Hugo JONVILLE qui n'a rien à voir avec Tanguy LURIN, si ce n'est que nous semblons être la même personne. La vérité, c'est qu'un matin, il y a trois semaines environ, je me suis réveillé dans une maison étrangère, un lit et des draps étrangers, une maison étrangère. J'ai enroulé l'oreiller de mes bras et c'est là que je l'ai sentie : l'odeur ! Ca sentait le propre mais pas comme d'habitude, oui, ça sentait la lessive et une autre odeur inconnue. J'avais ouvert les yeux, l'esprit encore embrumé de sommeil, sur une tapisserie ocre avec des feuilles de palmier vert pâle qui n'avait rien à voir avec ma tapisserie gris perle habituelle. Je ne connaissais pas cette chambre, cette maison et j'allais le découvrir, ses occupants. J'ai retrouvé cette odeur inconnue sur les vêtements de l'armoire, bref, partout dans cette chambre. Ce matin-là, j'avais regardé autour de moi, fouillé un peu partout frénétiquement jusqu'à ce que ma « mère » me presse de m'habiller ; intimidé à l'idée de me présenter en pyjama devant cette inconnue, j'ai pris des vêtements au hasard dans l'armoire, trouvé la salle de bain pour me doucher en espérant qu'une douche chaude me réveillerait de ce mauvais rêve. Encore mal réveillé, j'ai regardé autour de moi et par la fenêtre en me disant que cette maison est chouette, avec un jardin, grande et dans un beau quartier calme. Je n'avais pas changé d'apparence, rien bu d'alcoolisé la veille, je me suis juste réveillé dans une maison inconnue. Avec des parents inconnus qui me connaissaient et m'appelaient Tanguy. J'ai bien senti que quelque chose clochait mais j'ai mangé mes céréales sans rien dire, je devais réfléchir. Ma douche m'avait permis de mûrir ma décision pour ne pas me retrouver chez un psychiatre ou enfermé chez les fous. Peut-être que j'étais drogué et victime d'une hallucination qui se terminerait le soir même ? J'ai ravalé mes questions et je suis sorti pour réfléchir, loin du regard inquisiteur de mon « père » qui lisait le journal d'un air sévère.
 
J'ai dû faire semblant d'aller au lycée, j'ai trouvé l'adresse dans le carnet de correspondance avec un emploi du temps mais comme je ne savais pas du tout où aller et que je n'avais pas d'argent, j'ai décidé d'y aller. Le nom du lycée était dans le carnet de correspondance et un panneau l'indiquait. J'ai fait un petit plan pour retrouver mon chemin le soir et filé au lycée, j'aurais un toit pour la journée, il commençait à pleuvoir, je pourrais poser des questions aux élèves, quitte à passer pour un fou et manger un repas chaud le midi (j'avais trouvé une carte de cantine dans mon sac). Et surtout, je pourrais réfléchir sans risquer d'être questionné par la police municipale et ramené chez mes « parents ». J'avais assez d'ennuis comme ça pour en plus, récolter une dispute et sans doute des heures de retenue pour absence injustifiée.
 
Le lycée était une grande bâtisse blanche, élégante pour un lycée, avec un grand parc arboré, bref, pas un lycée de banlieue comme celui d'où je venais. Je ne savais pas où aller quand une fille aux longs cheveux blonds et raides m'a interpellé : Tanguy, on est là ! Elle était avec un jeune homme aux cheveux bruns en bataille assortis à des yeux verts. Tous deux semblaient sympathiques et visiblement ils m'attendaient. Je leur ai dit bonjour, en essayant de cacher mon malaise sous le prétexte que j'avais un peu mal au ventre ce matin-là et mal dormi durant la nuit. Je les ai suivis pour aller en cours ; apparemment, on était dans la même classe. Je ne disais rien mais j'écoutais pour recueillir des informations : elle, c'est Pauline ; lui, c'est Justin. On est dans la même classe et il semblerait qu'on était au cinéma samedi soir, il y a trois jours. On a été voir un film historique, je préfère les films d'action d'habitude mais apparemment, c'était un très joli film à la mode. Ils en parlaient tous les deux, je ne connaissais ni les acteurs, ni l'intrigue du film donc j'ai jugé plus prudent de rien dire. J'ai regardé autour de moi, c'est un lycée chic avec une salle de musique et une salle de sculpture si je me fie aux panneaux indicateurs de l'entrée principale.
 
J'ai suivi mes « amis » dans une salle de cours ordinaire et je me suis assis à côté d'eux sans rien dire. Une femme âgée aux longs cheveux d'argent pur est entrée et a commencé son cours de mathématiques. Pendant le cours, je réfléchissais : je ne connaissais pas ce lycée, je ne connaissais personne ici, ni cette ville, ni ma « famille ». J'étais dans le bon lycée et la bonne classe près de mes « amis » par chance. Je ne savais même pas en quelle année, on était mais un coup d’œil à mon agenda me l'apprit. On était en deux mille dix-sept comme là d'où je viens, je m’appelle Tanguy LURIN et non plus, Hugo JONVILLE. J'ai dix-sept ans et non plus, dix-huit, dommage, je perds les bénéfices de la majorité ! J'ai deux parents médecin pour l'un car dans la case « Personne à prévenir en cas d'accident » est mentionné Docteur LURIN, sans savoir s'il s'agit de mon « père » ou de ma « mère » avec un numéro de téléphone et une adresse inconnus. J'ai feuilleté distraitement mon agenda et mon carnet de correspondance : je suis bon élève, je n'ai pas trouvé mention de retenues ou d'avertissements cette année, mes notes dépassent la moyenne dans toutes les matières.
Le midi, j'ai abandonné mes « amis » en prétextant une course urgente à faire et j'ai couru au C.D.I.. Je voulais me connecter à ma boîte email pour voir si elle était toujours accessible. Le fournisseur d'accès n'existait pas d'après mes recherches sur un appareil qui donne accès à un équivalent d'internet. Mais j'ai trouvé une messagerie gratuite, je me suis créé un compte pour envoyer des emails aux gens dont je connaissais les adresses email par cœur en leur demandant s'ils me connaissaient mais je n'ai jamais reçu de réponse de leur part, juste un message d'erreur. Pris de panique, j'ai cherché le numéro de téléphone de mes meilleurs amis sur l'annuaire internet, ils n'existaient pas ; j'ai appelé depuis la cabine téléphonique du lycée grâce à la carte téléphonique trouvée dans mon porte-monnaie car je connais leur numéro par cœur, les numéros n'étaient pas attribués. Mon cœur toquait dans ma poitrine, j'ai cru qu'il allait casser mes côtes ! Soit j'avais inventé ma famille, mes amis et mon ancienne vie et j'étais fou soit j'avais changé d'univers. J'ai passé le reste de la pause de midi à vider mon porte-monnaie assis sur un banc isolé: monnaie inconnue, carte de transport avec ma photographie sur un réseau de bus inconnu accompagnée d'un dépliant avec les horaires du bus et le tracé de son trajet, je notais des noms d'arrêts comme bibliothèque et mairie qui pourraient toujours se révéler utiles. Tout le reste ne m'évoquait rien.
Je suis retourné en cours pour ne pas m'attirer d'ennui et pour récapituler la situation sur une feuille de brouillon : nouveau nom, nouvelle maison, nouvelle famille, nouveau lycée, nouveaux amis, plus d'ancienne famille, plus d'anciens amis. Je pensais partir pour retrouver ma famille mais j'ai vite renoncé : je n'aurais pas su où aller et j'étais trop bouleversé pour prendre le risque de me perdre. Je n'avais rien mangé ce midi-là mais j'avais la tête claire autant qu'on peut l'être dans ce genre de situation et je n'aurais rien pu avaler de toutes manières.
J'ai trouvé un livre de géographie dans mon sac de cours et j'y ai appris que je vivais dans un pays inconnu et inexistant à ma connaissance : VORGIA dont la capitale est Lytio et avec à sa tête depuis deux ans, une présidente : Jeanne VITJO. J'ai ajouté à ma liste : nouveau pays, même langue, même écriture. J'étais bien avancé ! Le soir, je bâclais mes devoirs et fis des recherches sur ce nouveau pays inconnu. Ce nouveau monde : la France et Paris n'existaient pas, ni rien de ce que je connaissais, les frontières et même les continents ne correspondaient en rien à ce que je connaissais. La faune et la flore étaient globalement semblables à ce que je connaissais malgré des noms différents.
La vraie différence se retrouve dans les lois de ce pays qui n'ont rien à voir avec celle du pays d'où je viens : il est formellement interdit d'abîmer les plantes inconnues car beaucoup sont vénéneuses et un simple contact avec la peau peut être fatal. Et il faut également se méfier des insectes, il y a beaucoup de jolis insectes colorés qui sont venimeux, comme les gracieux insectes colorés qui me rappellent les papillons, ils doivent être éliminés dès qu'une occasion se présente, c'est un devoir citoyen et il est interdit de les élever sous peine de graves sanctions. D'après mes recherches, ces espèces invasives ont été crées génétiquement et il est nécessaire de les éradiquer pour préserver l'avenir de l'humanité. Mais hormis ces deux espèces, il n'y a pas plus de nuisibles que là d'où je viens.
Mes « parents » n'étaient pas à la maison ce soir-là, ils allaient au restaurant, j'ai joué le rôle du fils modèle parfaitement apte à rester seul qui les appellera au moindre souci pour ne pas les inquiéter et surtout ne pas manquer cette chance de me retrouver seul dans cette maison inconnue. J'en profitais pour fouiller la maison : je trouvais des photographies de gens inconnus aux noms inconnus, des livres d'auteurs inconnus que j'étais supposé avoir lu, des dvd de films que je ne connaissais pas mais que j'avais dû voir. Je fouillais surtout la chambre de Tanguy et fis rapidement le tour de la maison en feuilletant quelques livres et quelques albums photo. Je remarquais que les appareils ménagers étaient semblables à ce que je connaissais et fonctionnaient de la même manière : télévision, four à micro-ondes et téléphones ne m'étaient pas inconnus, c'était une bonne nouvelle.
Tanguy n'avait pas de journal intime malheureusement car je suis sûr que j'y aurais trouvé des informations cruciales mais j'ai trouvé des photographies de ses amis et ses photos de classe, ils se connaissent depuis la maternelle apparemment. Ses bulletins de notes m'ont appris qu'il est bon élève. Ma plus grande trouvaille ce soir-là est une photographie de Tanguy : c'est mon sosie parfait, les mêmes yeux, le même nez, le même sourire, j'ai découvert que j'avais un jumeau quelque part dans une autre dimension ou une autre galaxie. Nous avions certainement échangé nos places par un procédé inconnu. Bouleversé par cette découverte, je ne dormis pas de la nuit. Au réveil, je jugeais que le meilleur moyen de rentrer chez moi était de ne pas me faire enfermer en hôpital psychiatrique et de me conformer à ce que l'on attendait de moi le temps d'en savoir plus sur ce monde et sur mon sosie.
Un soir, au journal télévisé, j'ai entendu une voix sortie tout droit de mon ancienne vie : le président français parlait en direct à la télévision. Je dressais l'oreille mais je n'en ai pas su plus car il fut remplacé par une autre annonce : « ce message nous vient de l'espace, il a été capté par le nouveau satellite Titon II lancé l'an dernier dans l'immensité de l'espace ! Il va être analysé par les plus grands experts scientifiques mais il nous vient de la planète Terre, déjà partiellement explorée par le satellite Titon I. ».
J'ai envoyé un email à l'équivalent de la NASA, j'attends une réponse, peut-être peuvent-ils m'aider à rentrer chez moi pour permettre à Tanguy de rentrer chez lui ? Me fournir des explications sur le phénomène qui nous a fait échanger nos places ? Je guette le courrier chaque jour et je vérifie ma boîte email dix fois par jour, rien ne vient pour le moment mais j'ai bon espoir de rentrer chez moi ou d'avoir des explications sur qui s'est passé. Dans le pire des cas, s'ils ne savent pas, ils se pencheront sur mon cas, c'est sûr et certain.
En attendant pour ne pas me faire démasquer, je me documente pour mieux comprendre ce monde et passer inaperçu. Je tremble toujours de faire une gaffe ou poser une question stupide. Car si on me démasque et que l'on se rend compte que je viens d'ailleurs, je risque au mieux, de me faire rejeter et devoir aller vivre ailleurs dans un pays inconnu ; au pire, des gens auront peur de l'extra-terrestre que je suis et tenteront de m'enfermer, voire de m'éliminer. Ou je deviendrai un objet d'expériences pour les scientifiques de l'équivalent de la NASA qui vont m'examiner sous toutes les coutures, me faire subir des interrogatoires ou pire, il leur prendra l'envie de me disséquer sans tenir compte de mon statut d'espèce évoluée mais c'est un risque que je prends, je suis prêt à coopérer et leur fournir presque toutes les informations qu'ils veulent car je ne vois pas d'autre solution pour rentrer chez moi. Et puis, je m'en veux de mentir à mes « parents » qui élèvent un petit extra-terrestre sans le savoir. Et s'ils ne peuvent pas m'aider, je ne vois pas qui pourra le faire, je devrais me construire une vie ici en gardant l'espoir qu'un jour, je me réveille chez moi dans ma vraie maison, ma vraie chambre et mon vrai corps dans ma vraie famille qui me manque tant. Je me demande s'ils se sont rendu compte de ma disparition. En attendant, j'ai acheté deux cahiers épais avec l'argent de poche donné par mes « parents » dans lequel je consigne mon histoire pour ne rien oublier de ma vie d'avant et un journal où je note mes observations, j'espère qu'un jour, je rentrerai chez moi et que ce cahier sera un témoignage détaillé de ma vie ici qui pourra instruire les scientifiques du monde entier. Et surtout, ce cahier est une preuve que je ne suis pas fou et que je n'ai pas inventé cette histoire, que je suis bien un homo sapiens sapiens de la planète Terre.