dimanche 27 août 2017

Hôtel de charme particulier Chapitre 10

  A partir de ce jour, Ophélien guette les signes qu’il a voulu négliger et il remarque une foule de choses. Des odeurs étranges traversent parfois furtivement le hall même s'il y a des clients. Il lui semble voir passer des ombres sur les fenêtres et des objets se déplacent. Il le remarque maintenant qu’il y  prête attention  : les rideaux de l’accueil ou ses crayons changent de place lorsqu’il s’absente, il retrouve ses crayons ou son cahier par terre à maintes reprises. De plus, il sent parfois des odeurs étranges lorsqu’il traverse les pièces  : effluves de cigares, parfums de prix ou encore odeurs de nourriture l’assaillent maintenant qu’il y prête attention.

  Le pire reste la nuit, Ophélien entend le vieux bois grincer, quelque chose gratte parfois très légèrement à sa porte et il imagine la chose qui se trouve de l’autre côté. Recroquevillé sous ses draps, il est hanté par l’idée que la chose puisse finir par traverser la porte. Mais elle finit toujours par s’éloigner d’un pas léger qui fait grincer le parquet de couloir. Soulagé, Ophélien sait qu’il peut dormir tranquille jusqu’au matin, la chose ne reviendra pas. Parfois il attend sa visite durant de longues heures d’angoisse avant de s'endormir, épuisé. Il suppose qu'il s'agit du spectre d'un chien de grande taille qui avait l'habitude de dormir devant la porte car il ne voit pas quelle créature pourrait avoir des griffes et un pas lourd. 

  Lorsqu'il n'est pas trop fatigué, il lit les livres qu'il a acheté armé d'un dictionnaire car le roman policier qu'il a choisi, bien que plaisant, utilise un vocabulaire dont l'adolescent habitué aux bandes dessinées et aux jeux vidéo n'a pas l'habitude.
- La jeune fille contadine aux cheveux mordorés et aux yeux turquins avait pour habitude de baguenauder tout le jour dans la campagne environnante. Les feuilles mordorées craquaient sous ses pieds nus lorsqu'elle courait, sa longue jupe relevée pour voler parmi les fleurs. Automne du haut de ses seize ans fuyait les labours pour se perdre dans les bois de l'aurore au crépuscule.
Pourtant, il s'est laissé prendre par l'histoire, même s'il a dû faire l'acquisition d'un dictionnaire pour terminer son roman. Parfois, le jeune réceptionniste se demande où est l'Ophélien qui ne lisait que des bandes dessinées et passait sa journée sur des jeux vidéo.

  Dans son journal, Ophélien a commencé à relater tout ce qui s'est passé depuis le début de son contrat pour ne rien oublier et garder une preuve de toute cette histoire. Comme il sait qu'il ne peut pas voir de psychiatre et qu'il a besoin de cet argent pour réaliser ses rêves et se prouver qu'il n'est pas un raté, il espère parvenir à tenir jusqu'à la fin de son contrat et se persuader qu'il ne risque rien. Après tout, monsieur Sutingocni vit dans l'hôtel à l'année et les clients ne fuient pas l'hôtel en masse. Plus il s'enfonce dans ses souvenirs plus il lui semble évident que malgré les blagues douteuses dont il a été victime, il n'a jamais été physiquement en danger ce qui le rassure.

  Ce jour-là, Ophélien se trouve à son poste comme de coutume et il s'ennuie. Il lit son livre derrière le comptoir et lorsque son employeur vient le voir comme tous les matins, il lui fait la réflexion qu'il a bonne mine et qu'il semble avoir changé de lecture. L'adolescent rosit et il marmonne qu'en effet, il avait besoin de changement. Soudain, tous les prospectus qui se trouvent sur le comptoir tombent par terre et monsieur Sutingocni lève les yeux au ciel avant de demander son aide à Ophélien qui masque un soupir.
- Ils sont en forme ce matin  ! dit le gérant en entamant son tri.
- J'espère que non. marmonne Ophélien à voix basse.
Le reste de la journée est ponctué d'évènements mineurs qui mettent l'adolescent à cran. A plusieurs reprises , ses crayons tombent à terre, les fenêtres s'ouvrent l'obligeant à aller les refermer d'autant plus que le temps est gris et froid et la lampe du bureau s'allume à plusieurs reprises.
A midi, Ophélien excédé hurle aux fantômes de cesser leurs bêtises, il travaille et a besoin de calme. Aussitôt, tout redevient paisible et le réceptionniste range la pièce en espérant être tranquille pour le reste de la journée. Il se plaint à Maggiorino de sa matinée difficile et le cuisinier lui dit qu'il en a également fait les frais et qu'il a bien agi en se montrant ferme. L'après-midi est paisible et Ophélien continue à écrire le récit de son séjour dans son journal pour s'occuper.

  Un peu inquiet, il rejoint sa chambre le soir venu mais tout lui semble calme et il passe une nuit paisible. Il craignait que les ectoplasmes ne se vengent de son coup de colère mais il n'en est rien.
Il s'éveille épuisé, le lendemain matin mais il sourit en remarquant le beau soleil au-dehors et qu'il n'est pas en retard. De plus, il est en congé.
- Tenez, Ophélien, voici vos pourboires. Vous allez bien  ? Vous êtes tout pâle et vos yeux sont cernés. Il y a un bon médecin sur l'île, vous savez. s'inquiète monsieur Sutingocni lorsqu'il le croise dans le hall.
- Merci mais ça ira.
- Prenez soin de vous.
Ophélien sort, la nuit a été difficile, quelque chose a gratté à sa porte et des odeurs d'égouts et de chair putréfiées ont envahi ses narines à plusieurs reprises durant la nuit. De plus, il lui a semblé qu'on le touchait à plusieurs reprises.

  L'adolescent décide d'aller chercher les photographies qu'il a mises à développer pour se changer les idées. Lorsqu'il les regarde, il remarque des ombres et traces sur ses photos. Mais ce qui l'interpelle le plus, ce sont les objets en lévitation derrière lui qu'il voit dans le miroir.
- Mince, j'ai la preuve qu'il y a vraiment quelque chose  !
Un frisson le parcourt tandis que de la sueur coule le long de son dos. Il range avec soin les photographies dans son sac en se demande ce qu'il pourrait bien en faire.
  Lorsqu'il revient à l'hôtel après une journée à  la plage, il commence à avoir une petite idée mais il hésite.
- Vous avez passé une bonne journée  ? demande le directeur lorsqu'il entre dans le hall.
- Oui.
- Pourriez-vous m'aider à descendre ces cartons à la cave  ? Ce serait gentil, même si je sais que c'est votre jour de congé et que je ne devrais pas vous le demander.
- Pas de souci! répond le jeune garçon en posant son sac. 
Ils descendent les marches de pierre et Ophélien songe aussitôt à un caveau. Il ne s'agit pas réélement d'une cave mais d'une série de galeries au plafond bas taillées dans une pierre blanche; le tout est éclairé par des ampoules trop faibles pour permettre d'y voir correctement. L'adolescent regarde alentour, étonné car il ne soupçonnait pas qu'un tel réseau de galerie se trouvait sous ses pieds.
- C'est grand, en effet. Un jour, peut-être que j'y ferai aménager une salle pour des soirées mais la clientèle actuelle est plutôt âgée comme vous l'avez remarqué. Mais si un jour des jeunes s'intéressent à mon hôtel, peut-être que ce lieu deviendra une boîte de nuit, qui sait  ?
Ophélien hausse les épaules car il ne sait que répondre. Alors qu'ils vont remonter, la lumière s'éteint et monsieur Sutingocni tâtonne à la recherche de la poignée de porte durant d'interminables secondes. Il trouve l'interrupteur mais il ne fonctionne pas.
- Ce n'est rien. Les fantômes sont facétieux, il faut savoir se montrer patients avec eux.
- Mouais, j'avoue en avoir marre de ces conneries. marmonne l'adolescent en s'asseyant sur les marches de l'escalier.
- Vous pouvez partir, vous le savez. Il faut prendre cela à la rigolade, cela égaie le quotidien.
- Mouais. Quasiment à la fin de mon contrat, ce serait dommage quand même.
- Je sais, pour moi aussi... Nous devons nous montrer patients, ils finiront par se lasser. Et qui sait, peut-être que votre séjour ici vous laissera un bon souvenir...
- Peut-être bien mais dans très très longtemps. marmonne le réceptionniste boudeur avant de se replonger dans le silence. 

  Une demie-heure plus tard, la porte s'ouvre enfin avec un déclic. Ils remontent puis le gérant s'excuse devant l'air renfrogné de son employé. Celui-ci répond par un sourire forcé avant de s'enfermer dans sa chambre pour lire et continuer à rédiger les souvenirs de son séjour.
  La nuit venue, Ophélien rêve qu'il est enfermé dans une pièce sans porte dans le noir et que des choses le frôlent. A plusieurs reprises, il se réveille en sursaut mais tout semble calme autour de lui.
- Courage, il ne te reste que dix jours à tenir! se murmure-t'il en s'endormant. 
  Le lendemain, Ophélien se réveille tôt mais il se souvient qu'il est en congé et il tente de se rendormir. Une heure plus tard, il entend la porte de sa chambre grincer et il se relève pour allumer la lumière. Pris de panique, il se lève précipitamment mais tout semble calme.

Extrait du journal intime d'Ophélien  :
Jour 51
Je commence à m'habituer à ces choses mais d'un autre côté ma raison me lâche peu à peu. Mais il serait dommage de  lâcher si près du but.
 
  Lorsqu'il descend prendre son petit-déjeuner, l'adolescent entend  une musique de bal sortir du salon. Il est encore très tôt et les lieux sont déserts et silencieux. La curiosité devient plus forte que la peur mais il ne remarque rien d'anormal hormis la musique qu'égrène le piano qui semble animé d'une vie propre. Avec précaution, il sort sans bruit.
Ophélien décide de profiter du beau temps pour sortir. Il envisage d'explorer les environs de l'hôtel mais la lande le lasse rapidement, elle est monotone et il ne remarque rien d'intéressant. Il finit par joindre Jenny qui n'est pas disponible ce jour-là mais qui propose de le retrouver en fin de journée. Désoeuvré, Ophélien prend le bus pour rejoindre la ville qu'il commence à connaître et il passe la journée à  explorer les commerces pour s'occuper. Il parvient à joindre Jade rapidement mais il n'ose pas lui parler des âmes qui hantent l'hôtel pour ne pas l'inquiéter. Il envoie une carte postale à ses parents avant de se rendre à la plage où il s'allonge sur le sable chaud et s'endort. Lorsqu'il retrouve son amie le soir venu, ils dînent dans leur restaurant habituels en devisant de tout et de rien. Cette journée lui remonte le moral et il revient à l'hôtel en sifflotant avec maladresse.
 
 Cette nuit-là, le vent gémit et fait battre les volets, il dort mal et dans ses rêves, il voit des ombres danser dans la grande salle au son du piano.
 
  Dix jours plus tard, vers la fin de l’été, Ophélien va chercher le cahier des commandes de vin dans la cave de l’hôtel. Il n’y est jamais allé mais il en attendu parler. C’est une immense cave souterraine où des tonneaux et des bouteilles parfois vieilles de plus d’un siècle et très chères côtoient des vins plus contemporains ainsi que des alcools rares venus des quatre coins du monde. Depuis un siècle, ce choix vertigineux d’alcools de toutes sortes fait la réputation de l’hôtel. Même si tout le monde a vanté à Ophélien la beauté de la cave, il se sent apeuré à l’idée de s’y rendre depuis qu’il sait que des choses étranges se passent dans ce lieu chargé d’histoire. Il était à l’accueil, seul, et monsieur Sutingocni, pressé, lui a demandé d’y aller car il devait se rendre à un rendez-vous pour lequel il était déjà en retard. Il ne pouvait refuser et le jeune garçon s’est bientôt retrouvé à descendre une à une les marches, transi de peur. Il tente de se raisonner, il n'y a rien de plus dans cette pièce qu'ailleurs dans l'hôtel mais il ne parvient pas à se défaise de son malaise. Dans la cave silencieuse, éclairée par des néons qui diffusent une lumière crue, il se rassure, le lieu est propre et bien éclairé, il lui faut juste traverser la cave pour trouver ce qu’il cherche. Il court au fond de la pièce vers le bureau qui contient le cahier qu’il convoite. Nerveux, il bataille durant de longues minutes avec les tiroirs rouillés mais il parvient à ouvrir le bon tiroir et à trouver le cahier. Le jeune homme s’apprête à remonter, soulagé, lorsqu’il entend un bruit derrière lui, comme si quelqu’un traînait des pieds. Il se fige les sens aux aguets mais il n'entend qu'un murmure indistinct qui lui donne la chair de poule. Les pas se rapprochent et Ophélien retrouve l’usage de ses jambes, il se rapproche lentement de l’entrée de la cave.
- Bonjour, j'ai trouvé ce que je cherchais. Euh, bonne journée. dit-il avec un timide sourire.
Soudain le fantôme lui prend le poignet et le serre à le broyer avant de se matérialiser en une brume blanchâtre. Le jeune réceptionniste se met à hurler, empli de terreur. Il tente de se dégager mais le spectre le tient dans sa serre glacée en ricanant. Il ne pensait pas que les spectres s'attaqueraient aussi directement à lui. D’un geste brusque, Ophélien tente de se dégager par surprise et l’apparition le lâche dans un rire. Le jeune homme bascule en arrière et sa tête vient heurter les marches. Le rire démoniaque emplit l’espace puis s’éteint.
 
 Lorsqu’Ophélien ouvre les yeux, il voit des spectres qui l’entourent de toutes parts. Il fuit en hurlant en traversant le hall vide avant de rejoindre la lande. Il erre sur les chemins étroits durant de longues heures pendant lesquelles il tente de remettre ses idées en place, voir des choses étranges lui était déjà difficile mais voir un vrai fantôme était au-dessus de ses forces. Il est retrouvé quelques heures plus tard par Jenny partie à sa recherche avec monsieur Sutingocni, hagard et les yeux fous. Il prétend voir des spectres partout autour de lui et qu’ils lui murmurent sans cesse des choses. Jenny le ramène chez elle afin de l'éloigner de l'hôtel tandis que son employeur prévient les gendarmes partis à sa recherche qu'ils ont retrouvé l'adolescent. Dans son hôtel hanté, monsieur Sutingocni hausse les épaules et quelques jours plus tard, il ajoute les articles relatifs à la disparition de son jeune employé dans les archives de la bibliothèque que les clients aiment consulter. Les clients affluent depuis les derniers évènements, friands de paranormal, ils sont ravis de ces manifestations.
Lorsque les parents d’Ophélien récupèrent ses effets personnels, ils sont intrigués par les images découvertes dans son appareil photographique. Ils voient sur chaque cliché pris dans et à proximité de l’hôtel des ombres et des taches étranges.

Extrait du journal intime d'Ophélien
J 60
Je savais depuis le début qu'il y avait quelque chose de pas net dans cet hôtel mais j'ai voulu l'ignorer pour ne pas devenir totalement fou. Pourtant, peu à peu, je me suis habitué à l'idée. Mais plus je m'habituais à l'idée, plus je tentais de faire comme si de rien n'était et de me persuader que tout ceci n'était que le fruit de mon imagination. J'ai fini par y croire et par repousser mes limites pour me montrer courageux. J'avais réussi à me prouver que je ne suis pas Ophélien-la-mauviette jusqu'à ce que je vois de mes propres yeux les choses qui vivent dans l'hôtel. Je pouvais les supporter tant que je ne les voyais pas mais les voir les a rendues encore plus réelles. Je ne veux pas savoir que je suis entouré de fantômes et de quelles autres créatures encore. Tout ceci me fait peur et je veux croire que mon âme trouvera le repos après ma mort comme toutes les âmes d'ailleurs. Je suis très triste pour elles. Ce matin à mon réveil, j'avais des bleus, comme des traces de doigts autour de mon bras, comme si on l'avait serré très fort dans mon sommeil.
Et je voulais réaliser mon rêve, me prouver et prouver à mes parents que je ne suis pas un raté et une mauviette. Je suis fier de moi, j'ai réussi à dépasser mes peurs. Même si j'ai dû aller au-delà de mes limites.
 


Les poings sur les hanches, l’homme arpente la pièce.
- Vous lui avez fait une peur bleue et avez-vous seulement pensé à ma réputation  ?
- Mais tes affaires vont mieux marcher, non  ? Nous t’avons fait de la publicité  ! dit une voix aigüe de petite fille.
- Oh, quelle publicité  ! Je rends  mes employés fous et je ne les informe pas du genre d’établissement que je tiens.
- Mais il s’en remettra, tu verras. Une fois le choc passé, il finira par accepter la situation. rétorque une voix de baryton d’un ton traînant.
- Justement, non  ! Et ses parents veulent me rencontrer pour comprendre ce que je lui ai fait. Je vous demande de rester tranquilles et de ne pas vous manifester. reprend l’homme qui fait le tour de la pièce, les mains dans les poches.
- C’est entièrement de ta faute, tu aurais dû l’informer de notre présence. dit une dame distinguée qui tourne lentement sa cuillère dans une tasse de thé.
- Je pensais qu’il était au courant  ! hurle l’homme dans la solitude de son bureau. Comment ai-je pu être assez stupide pour croire qu’il ignorait dans quel type d’établissement il postulait  ? 
- Ne t’énerve pas comme ça. reprend la dame distinguée qui s’avance dans sa sévère robe grise. C’est de sa faute, il aurait dû se renseigner.
- Non, c’est de ma faute, j’aurais dû lui dire la vérité. Pourtant, j’étais certain qu’il savait où il mettait les pieds. Ils le savent tous et lui, si jeune et si naïf.
- Tu lui trouveras un remplaçant, ne te tourmente pas ainsi. dit la vieille dame en buvant un peu de thé.
- En plus d’être morts, vous souffrez d’amnésie ou quoi  ? J’ai oublié de lui dire que ce lieu était hanté par vous. Ce jeune garçon n’a rien fait pour mériter cela. Vous auriez dû le laisser tranquille et venir me voir, ce n'est pas comme si les clients qui adorent les frissons manquaient ici. dit le pauvre homme en pleurant.

  Un silence de mort plane dans le bureau. La voix de baryton s’élève de nouveau  :
- Ce qui est fait est fait, nous n’avons pas de baguette de sorcier pour remonter le temps. Nous devons aller de l’avant, les accidents arrivent. Ce jeune homme a été imprudent, il aurait dû en parler lorsque que nous avons commencé à le tourmenter. Nous aimons faire des blagues, il en a fait les frais comme tout le monde ici. Nous ne pouvions pas deviner qu’il était si fragile et délicat. D'ailleurs, il ne nous a jamais dit d'arrêter...
L’homme médite ces paroles en silence. Son interlocuteur n’a pas tort, si son employé avait évoqué ses difficultés, ils n’en seraient pas là. L’homme s’essuie les yeux et se redresse. Il songe au jeune homme si prometteur qui vient de les quitter mais il se reprend.
- Les domestiques, ce n’est plus ce que c’était à mon époque. dit la vieille dame en sirotant sa tasse de thé. A mon époque, quelqu’un aurait parlé, nous l’aurions aidé à aller mieux.
- Les temps ont changé Elisabeth, les employés sont facilement impressionnables et on ne parle pas de ce genre de chose. Heureusement que tu ne l’as pas arrosé de thé brûlant cette fois-ci.
- Tu parles de nous, un peu de retenue. Ce n’est pas parce que tu es le seul être vivant dans cette pièce que tu dois manquer de respect à tes aînés. dit la vieille femme en continuant à savourer sa tasse de thé. Il s’en remettra avec le temps, tu verras. Ce n’est pas bien grave, il retrouvera certainement sa lucidité avec le temps. J’ai besoin de me dégourdir les jambes. Allons troubler le sommeil de tes invités.

   Monsieur Sutingocni n’a pas le temps de réagir qu’il est déjà seul. Il se sert un verre de cognac et il médite, assis à son bureau. Comment expliquer à ces fantômes que les vivants n’apprécient pas toujours leur compagnie et qu’ils en ont parfois si peur qu’ils refusent de croire à leur existence  ? Avec un nouveau soupir, l’homme se ressert un verre de cognac. Il allume un cigare et il ouvre la fenêtre. Du balcon, il voit la mer et il pense à l'employé qu’il a perdu récemment, si jeune, emporté par la folie parce qu’il n’a pas pu croire à l’impossible ni osé en parler.
  Ophélien se remet peu à peu dans les semaines qui suivent. Il a renoncé à son tour du monde pour le moment et il est finalement retourné en cours avec un suivi psychologique renforcé pour évacuer ce qu'il a vécu. Au fond de lui, il a fini par admettre que c'est une bonne chose. Confronté à ses peurs, l'adolescent peu sûr de lui qui se réfugie dans les jeux vidéos fait peu à peu place à un jeune garçon épanoui et plein de rêves, avide de découvertes.

  Un jour, chez son psychiatre, Ophélien arrive enfin à la conclusion de son suivi psychiatrique, il est en paix avec lui-même.
- Je savais tout au fond de moi que cet hôtel est hanté mais une partie de moi refusait de l'admettre et tentait de rationnaliser ce qui m'arrivait pour se persuader que les fantômes n'existent pas. Il était plus vivable pour moi de me croire fou, cela peut se soigner. Si je me mettais à croire à l'existence des fantômes après ce que j'avais vécu, je ne pouvais pas revenir en arrière. Car si les fantômes existent, qui sait quelles créatures existent dans notre monde, bien plus dangereuses. Des vampires, des loups-garou ou pire? Mais je dois vivre car j'ai aussi appris combien la vie est précieuse et qu'il faut vivre ses rêves. Merci de m'avoir écouté et de m'avoir aidé à aller mieux. J'ai au moins compris que vivre dans la peur est inutile, il faut seulement vivre.
Avec un sourire, Ophélien tend la main au médecin et quitte la pièce.

  Un matin qu'il range sa chambre, à quelques jours de son retour au lycée, il tombe sur les photographies qu'il a prises dans sa chambre et dans les couloirs de l’hôtel que sa mère avait fait développé un mois auparavant. Il remarque des taches blanchâtres derrière lui, il a une preuve concrète que des fantômes existent. Avec réticence, il sort son journal intime et il le relit jusque tard le soir. Le lendemain, il achète un cahier et une clé usb puis il commence à recopier son journal intime et rassembler ses souvenirs. Soir après soir, il raconte son histoire et il revisite les évènements de cet été-là. Six mois après cet été désastreux, l'adolescent se laisse convaincre par sa meilleure amie d'entamer leur tour du monde aussitôt leur baccalauréat en poche, il espère retrouver la paix mais les souvenirs le hantent; peu à peu, il reprend son journal intime et il continue d'écrire sur cette histoire. Ils partent un matin de juillet juste après les résultats de leurs examens malgré l'inquiétude de leurs parents qu'ils ont mis au courant au dernier moment. Durant une année, ils sillonnent la planète, vivent d'emplois précaires et rencontrent de nombreuses personnes dont certaines rassurent Ophélien, il n'est pas le seul à avoir vu des spectres, ils font partie du monde invisible qui les entourent. Peu à peu, le jeune homme s'apaise.

  Un an plus tard, il rentre enfin chez ses parents, heureux de le voir quelque peu apaisé, il a terminé le récit de cet été si particulier et il sort un livre qui rencontre suffisamment de succès pour lui permettre de ne jamais travailler de sa vie s'il le souhaite, ce qui est son souhait car il a développé une phobie du travail qu'il ne parvient pas à surmonter. Il en envoit un exemplaire dédicacé à monsieur Sutingocni qui sourit au souvenir du jeune adolescent timide qu'il a embauché l'été précédent.