On raconte qu'autrefois, dans cette région, sous le château de
Roches-Bleues, un dragon vivait reclus dans un souterrain. On
l'entendait parfois hurler faiblement car les sols et les murs épais
étouffaient son cri mais l'écho l'amplifiait et il résonnait de
salle en salle. Il se nourrissait de rats, d'araignées et quelques
fois de lézards. Cette nourriture pauvre le maintenait en vie mais
il avait toujours faim. Il avait été enfermé là par un roi dans
le plus grand secret, puis le roi était mort peu après et il avait
emporté son secret dans la tombe. Depuis, le dragon vivait là,
solitaire et oublié.
Dix ans passèrent ainsi. Au vieux roi avait succédé son fils qui
avait une petite fille qui devint une jeune fille. Un jour, le roi la
fit venir dans le jardin où il était installé avec la reine devant
un thé. Il annonça à sa fille unique qu'il l'avait fiancée au
prince du royaume voisin. Or, il était de notoriété publique que
ces deux-là se détestaient cordialement. Mais les deux rois ne
voulurent rien entendre, la raison d'état l'emportait et les noces
furent fixées au mois suivant les fiançailles qui eurent lieu la
semaine suivante.
La princesse fut cloîtrée dans le château, elle passait ses
journées seules et comme elle s'ennuyait, elle l'explora de fond en
comble. Fatalement, elle finit par trouver le dragon solitaire !
Tout d'abord, la peur l'emporta puis elle examina la créature qui
dormait. A la lueur de sa torche, elle vit que l'animal était maigre
à faire peur. La pitié fut plus forte que la peur et la nuit même,
elle vola aux cuisines de la viande car elle avait remarqué que la
créature avait de l'eau en abondance grâce à un écoulement d'eau
dans la pièce. Elle chercha comment nourrir la bête et se rendit
compte qu'un tuyau de pierre était aménagé à cet effet dans le
mur. La nourriture traversait ainsi le mur et tombait sur le sol sans
que l'on ouvre la porte ou que l'on risque de voir son bras dévoré.
Bien évidemment, la bête se jeta sur la viande. Cette manne était
bien plus nourrissante que les rats habituels.
La princesse revint chaque nuit nourrir le dragon qui reprenait des
forces. De la bête à la peau sur les os qu'elle était, elle devint
bientôt une bête robuste qui reprenait vie. Quand elle la
nourrissait, la princesse parlait au dragon, elle n'avait personne à
qui parler et elle avait pitié de cette bête solitaire. La bête
lui répondait par des grognements indistincts.
Dix jours après les fiançailles, la robe de la future mariée fut
apportée et la princesse comprit que le temps lui était compté.
Elle devait trouver le moyen de faire sortir le dragon qui avait
repris des forces, sinon il dépérirait de nouveau. Mais elle ne
savait comment ouvrir la porte de pierre, elle ne voyait pas de
serrure ou de mécanisme d'ouverture. Elle chercha dans la
bibliothèque du château des indications sur cette mystérieuse
pièce mais ne trouva rien à ce sujet. La porte s'ouvrait, c'était
certain ! En examinant la porte, une nuit à la lueur blafarde
d'une lanterne, elle comprit que la porte s'ouvrait de l'intérieur.
Elle allait devoir entrer si elle voulait libérer le dragon! Et elle
ne savait pas si le mécanisme était en état de marche ou même si
elle pouvait l'actionner. S'il lui fallait une clé ou un code
quelconque, elle ne pourrait l'ouvrir.
Il lui fallut une semaine pour trouver une solution : les égouts
du château passaient visiblement sous la pièce où le dragon était
retenu. Elle l'explora plusieurs nuits durant la peur de se perdre
dans ce labyrinthe au ventre malgré le cordon qui la reliaient à
l'entrée. Elle finit par repérer l'endroit où devait se trouver la
pièce où le dragon vivait reclus, elle l'entendait donner des coups
de griffe malgré le vacarme du cours d'eau souterrain. Elle avait
emmené une pioche par précaution et les aspérités de la pierre
grignotée par l'humidité et le temps lui offraient des prises
suffisantes pour se hisser jusqu'à la voûte. Elle se servit des
trous et des aspérités du toit du souterrain pour se créer un
harnais de cordes qui lui permettait de se coucher sous la voûte et
de travailler avec la pioche. Peu à peu, nuit après nuit, elle
creusa un trou dans le sol de la prison du dragon après lui avoir
apporté à manger et lui avoir parlé une longue heure.
Durant dix jours, elle travailla avec acharnement dans son
inconfortable harnais et dormit peu. Les cernes sous ses yeux
auraient pu révéler son activité nocturne si les préparatifs du
mariage n'occupaient pas tous les esprits. Elle travaillait avec
l'énergie du désespoir mais enfin, elle finit par créer une
ouverture suffisante pour lui livrer le passage. L'aube naissante ne
lui permit pas de rentrer examiner la serrure cette nuit-là à son
grand désespoir.
Ce jour-là, en fin d'après-midi, à trois jours du mariage, son
futur époux arriva dans son royaume accompagné de nombreux présents
pour sa fiancée. Les bals et les jeux se succédèrent mais la
princesse ne les vit pas, trop absorbée par la curiosité :
qu'allait-elle trouver dans la cache du dragon ? Pourrait-elle
entrer sans se faire dévorer ? Pourrait-elle ouvrir la
serrure ?
La nuit-même, elle s'introduisit dans la cache du dragon, tremblante
de peur mais le dragon la flaira tandis qu'elle lui parlait. Il
sembla la reconnaître et ne chercha pas à la dévorer. Il se montra
bien plus intéressé par le sac contenant de la viande qu'elle avait
apporté. A la lueur de la torche, elle examina la porte, la serrure,
les gonds sans comprendre comment les ouvrir. Elle parla toute la
nuit autant pour elle-même que pour le dragon. Il n'y avait
visiblement pas de clé pour ouvrir la porte, la serrure en était
mécanique mais elle ne comprenait pas comment l'actionner.
Le lendemain, elle prépara ses affaires et tenta une nouvelle fois
de faire fléchir son père qui ne voulut rien entendre, la raison
d'état l'emportait sur les états d'âme de la jeune fille. Dans
l'effervescence des préparatifs, elle n'était jamais seule et avait
peu de temps pour réfléchir à l'énigme qui l'occupait. Ses nuits
étaient courtes entre ses courses clandestines à la cuisine et ses
visites au dragon. Bien que désespérée, elle passa les deux nuits
suivantes à tenter de monter le dragon qui se laissa faire, il avait
certainement déjà servi de monture par le passé. Au petit matin
de la deuxième nuit, une idée lui traversa l'esprit : un
renfoncement dans le mécanisme lui rappelait quelque chose qui lui
était familier.
Elle y pensa toute la journée précédant le mariage et dès que le
château fut endormi, elle alla dans la salle du trône déserte et
trouva ce qu'elle cherchait : le sceptre du roi posé sur le
fauteuil présentait le même relief que le creux du mécanisme de la
porte. Pieds nus, elle courut chercher son sac, résolue à sauter
de la plus basse fenêtre jusque dans la douve dont le fond état
garni de pics quitte à se briser les os ou s'empaler sur un pic
plutôt que de se marier.
La porte s'ouvrit bien, comme prévu, le mécanisme fonctionna
silencieusement. Elle entra en parlant au dragon qui la regarda dans
les yeux puis la renifla, il la reconnaissait. Ils partirent dans les
souterrains en silence jusqu'à ce que la princesse trouve un boyau
souterrain qu'elle avait repéré sur un vieux plan de construction
du château : le boyau était un conduit menant à l'extérieur
pour permettre la fuite du châtelain et de sa famille en cas de
défaite. Ils l'empruntèrent et marchèrent longuement. Mais au
petit matin, ils étaient arrivés à l'extérieur, au milieu d'un
bois.
Le dragon se baissa et attendit, la princesse comprit qu'il se
proposait de la prendre sur son dos. Ils volèrent longtemps et
parvinrent à un royaume inconnu où la princesse vendit les bijoux
qu'elle avait emportés. Elle fit partir un message à son père
disant qu'elle avait fui, allait bien mais ne reviendrait jamais. Ils
volèrent de nouveau jusqu'à un petit royaume où la princesse et
son dragon furent chaleureusement accueillis. La princesse acheta un
grand domaine avec un bois giboyeux où le dragon pouvait chasser à
sa guise. Elle ne revint jamais dans le royaume qui l'avait vu naître
et quand elle se maria, c'est qu'elle le voulut bien. Le dragon quant
à lui vécut heureux dans le bois et de temps en temps venait
jusqu'à la demeure des maîtres pour saluer l'ex-princesse et
quelquefois, l'emmener sur son dos voler au-dessus de leur domaine.