- Bon,
alors, on a un problème, le programme Stella doit décoller dans un
an et nos budgets ont été divisés par deux par les singes
bureaucrates qui siègent là-haut et ignorent tout de la beauté de
l’espace. Mesdames et messieurs des idées ? Qu’est-ce qui
coûte cher dans une fusée ?
- Le
carburant, l’oxygène et les vivres.
-
Combien ?
- La
moitié du coût.
-
Qu’est-ce qui est indispensable ?
- Le
carburant ! Sans combustible, la fusée ne quitte pas le sol
pour atteindre l'infini de l'espace et nous ne pouvons pas la ramener
sur le plancher des vaches. Il en faut une grande quantité, ça
coûte cher à l'achat, ça représente un poids important et cela
prend de la place à stocker. Mais nous ne pouvons pas nous en
passer.
-
Supprimez le reste ! Vous avez six mois ! Pour ma part, je
vais continuer à chasser les subventions mais la conquête de
l’espace ne fait plus rêver. J'ai épuisé mes relations donc nous
comptons sur vous.
Gordon
Riy, directeur du programme spatial Stella sortit en claquant la
porte, laissant son équipe de scientifique médusée.
-
Pourquoi est-ce toujours à nous que l’on confie ce genre de
problèmes à régler ?
-
Parce qu’on est le « département poubelle », là où
échouent les problèmes insolubles des autres services. Et aussi
parce que nous sommes entrés dans le programme spatial par la petite
porte et que nous n'avons pas le choix, nous sommes payés pour ça.
Si nous voulons un jour, avoir la chance de participer à des
programmes prestigieux et connaître la gloire, nous devons bien
faire notre travail si souvent ignoré mais indispensable.
-
Surtout parce qu’on est composés des meilleurs spécialistes dans
vingt domaines différents !
- Oui,
parce que nous ne sommes que vingt ! Pourquoi a-t’il fallu que
ça tombe sur nous ? J’en ai marre de toujours régler les
problèmes des autres ! Quand nous confiera-t'on les programmes
simples et sans problèmes?
- Ca
n'arrivera jamais! Nous sommes dans le département à problèmes.
-
Mesdames, messieurs, un peu de calme, je vous prie. C’est la chance
de notre vie ! Oui, c’est un « projet poubelle » ;
mais imaginez une seconde que nous réussissions ! Envoyer des
êtres humains dans l’espace sans air et sans nourriture ? Les
programmes spatiaux en rêvent, cette prouesse diminuerait leurs
coûts par deux au minimum. Et même si nous échouons, les
découvertes que nous ferons nous vaudront des publications dans les
revues spécialisées. Et si nous réussissons, à nous les
laboratoires de pointe du monde entier ! Nous serons sollicités
par le monde entier sur les projets les plus excitants du monde
entier. Nous aurons le matériel dont nous avons besoin! Et adieu
Gordon-ne-rit-jamais et son département-poubelle !
- Bien
l’objet de cette réunion est de réfléchir aux moyens en notre
possession pour envoyer des êtres humains dans l’espace sans eau,
sans oxygène et sans nourriture. Des idées ?
- La
cryogénie ?
- Des
hommes miniatures qui sont peu gourmands en ressources ?
- Des
robots humanoïdes ?
-
Sevrage ?
-
Sevrage de quoi ?
- Mais
de nourriture et d’oxygène ! Certains ascètes y parviennent
ou prétendent y parvenir par la méditation. Faisons méditer nos
équipes pour voir si elles peuvent se priver de manger, boire et
éliminer leurs déchets durant une longue période !
-
D'accord, cette solution me paraît la plus viable et la plus simple
à mettre en œuvre.
L’expérience n’est pas concluante. Les scientifiques se penchent
sur une autre solution : rendre l’absorption de nourriture
plus efficace pour limiter les vivres. L’équipe se penche
notamment sur les mitochondries et tente de les modifier
génétiquement pour les rendre plus efficientes. Le cycle de Krebs
n’a aucun secret pour eux mais toutes leurs théories paraissent
irréalisables et ils renoncent.
Gordon-ne-rit-jamais
n’a jamais aussi bien mérité son surnom. Trois mois ont passé et
le gouvernement menace son département de fermeture avec un
remplacement des équipes en place dont lui-même en cas d’échec.
- Bon,
comment ralentir le métabolisme d’un être humain ?
-
Dormir. Le froid.
- Le
manque d’oxygène.
- Le
manque de nourriture.
- Nous
allons tenter de faire manger moins nos équipes dans une atmosphère
avec moins d’oxygène, une température basse et des heures de
sommeil rallongées ! Je sens qu’on tient une piste !
L’expérience est concluante. Mais en contrepartie, les équipes de
cobayes sont fatiguées et inefficaces. Par manque de concentration,
les scientifiques-astronautes accumulent les erreurs, les maladresses
et les imprudences. Pourtant, les scientifiques sont fiers de cette
avancée et c’est tout heureux qu’ils vont présenter leurs
résultats à Gordon. Il étudie les feuillets durant de longues
minutes, marmonne des mots incompréhensibles avant de leur rendre la
liasse.
-
C’est encourageant mais pas suffisant. Rien que l’énergie
nécessaire à votre petite installation coûte plus cher que les
gains annoncés. Je salue l’idée mais vous pouvez trouver mieux.
Une
jeune scientifique énervée tombe sur un canapé, ivre de fatigue et
de lassitude après une nouvelle réunion stérile.
- Mais
qu’il aille se faire cryogéniser sur Pluton, à la fin ! Des
vacances à moins deux cent vingt-huit degrés à respirer de l’azote
à pleins poumons lui remettraient le cerveau en place ! Sa
demande n'est pas possible! Des tas de projets viables attendent des
financements.
-
Mais c'est une idée de génie que tu as eue. Pourquoi on ne
tenterait pas de les cryogéniser ?
- Ca
coûte une fortune ! Les budgets, la ligne politique, tu sais
bien !
- Je
suis en train de regarder sur internet : de vingt-cinq mille à
cent mille euros par corps. Sauf que je suppose que ce qui coûte
cher ce ne sont pas les matériaux, c’est la technologie. Fabriquer
un caisson pour deux personnes doit être plus rentable que pour un
seul individu. De plus, la marge de la société est comprise dans la
prix, la location. Si nous achetons ou faisons construire le caisson,
nous réduirons les coûts de manière drastique.
- Oui
mais les caissons individuels sont une sécurité. En cas de
problème, tu perds une victime et non deux.
- De
toutes manières, pour le moment, on ne sait pas les réveiller. Et
il faut bien alimenter le corps et oxygéner le cerveau, non ?
- On
n’est pas forcés de leur brûler le cerveau à des températures
plutoniennes. Jusqu’à une température corporelle de vingt-huit
degrés, le corps tient le coup. Ca ne nous aide pas. Par contre,
nous savons tous que la glace prend plus de place que l’eau. Si on
les congèle, leurs cellules vont éclater tout simplement. On oublie
la cryogénisation mais on pourrait peut-être habituer les
spationautes à vivre à des températures plus basses.
- Ils
vont manger plus pour se réchauffer.
- Pas
si on les couvre.
- Nous
avons déjà essayé.
- Oui,
mais pas à vingt-huit degrés !
-
D’accord. Ton idée tient la route mais on fait comment pour
maintenir le corps à cette température ?
- Je
réfléchis ! Caisson, circulation extra-corporelle pour
l’oxygène, alimentation par perfusion, sommeil artificiel. Reste
l’excrétion et je suis sûr qu’on est bon. On va, en plus,
économiser le poids des bagages nécessaires durant le voyage :
nourriture, oxygène, activités récréatives, consommables divers
et variés, le coût des communications avec la base et les familles.
On n’emporte que ce dont on a besoin durant la mission : gain
de place, de poids et réduction des coûts.
-
Bien, nous avons trouvé la solution. Je prends nos astronautes, je
les enferme dans des caissons et je les place en état de sommeil
artificiel. Jusque là, on sait faire. Pour le sommeil artificiel,
nous en sommes aux balbutiements mais nous allons prendre l’hypothèse
selon laquelle le dispositif est parfaitement au point.
- Sauf
qu’il ne l’est pas ! En théorie, le système est viable
mais seulement sur le plan purement théorique.
- Il
vous reste un mois et demi pour que ce soit le cas ! Nous, on
construit le reste du module pendant que vous vous consacrez
uniquement au sommeil artificiel. Mon équipe est prête à
travailler à flux tendus avec les ressources minimales pour allouer
l’excédent de notre budget à votre équipe. Et je vous prête
tout le personnel dont je peux me passer. Ce projet devient notre
priorité absolue.
Un
mois et demie plus tard, le module est prêt et une équipe de
spationautes en quête de gloire est prête embarquer. La presse a eu
vent du projet et le monde entier se passionne pour la mission Cryos.
Réduire par deux le coût des expéditions spatiales?
Cryogéniser des êtres humains ? Toutes ces expériences n’ont
jamais été menées, les frontières de la science ont été
repoussées.
Allongés dans le caisson, les humains sont placés en sommeil
artificiel pendant que tout le monde s’affaire à brancher les
tubes d’alimentation en oxygène et en nourriture à bas débit.
Des poches sont installées pour récupérer les déchets organiques
ainsi que toute une batterie de capteurs. Tout le monde sort et la
température descend lentement dans les caissons. Toujours plus
basse, sur les écrans de contrôle, les battements de cœur
ralentissent tout comme le rythme respiratoire et la température
corporelle. Cette dernière est l’objet de toutes les attentions.
-
Trente-six degrés !
Toute
l’équipe se regroupe, le programme commence vraiment.
-
Trente degrés !
Chacun
imagine les fonctions corporelles ralentir. Peut-être que leur
inconscient s’affole, sent la mort arriver par hypothermie.
Peut-être qu’ils rêvent qu’ils tombent dans de l’eau glacée
qui les engourdit lentement.
-
Vingt-huit degrés ! Stop, les gars et les filles ! J’ai
dit stop, hurle Gordon dans son micro. Vous faites quoi là ? On
passe sous la barre des vingt-six degrés ! Dépêchez-vous de
me remonter tout ça !
-
Vingt-huit degrés, Gordon.
- Des
dégâts ?
- Il
semble que non, les rythmes cardiaque et respiratoire sont conformes
aux prévisions. L’électroencéphalogramme est correct, ils rêvent
comme nous l’avions prévu.
- Leur
cerveau peut-il être endommagé ?
-
Négatif ! Deux degrés de différence ne posent pas de problème
surtout durant quelques minutes.
- Tout
le monde va se reposer, la deuxième équipe prend le relais.
Deux
degrés, deux minutes.
Le
voyage se poursuit sans encombre ou presque. Durant cinq ans et neuf
mois, les spationautes dorment à une température corporelle de
vingt-huit degrés. Ils rêvent la majorité du temps, inconscients
de leur état. Ce trop long sommeil artificiel déroute leur cerveau
qui ne trouve à analyser que leurs rêves qu’il rend de plus en
plus complexes et farfelus pour s’occuper ou leurs souvenirs qui
font naître des émotions diverses : peur, regret, joie et
espoir. Malgré les évaluations psychologiques et leur longue
préparation, les êtres humains dans leurs caissons connaissent des
phases de dépression emplies de cauchemars puis d’espoirs de
gloire ou d’avancées scientifiques qui valent tous les sacrifices.
D’autres fois, ils rêvent qu’ils ne se réveillent pas et qu’à
demi-conscients, ils contemplent durant une éternité leur rêve de
revenir dans le monde réel.
L’alarme
retentit dans la grande salle. Gordon est toujours à son poste, il a
mené de nombreux projets à bien mais le programme Stella n’a pas
été oublié. Une horloge murale géante égrène le temps qui les
sépare du réveil des occupants de la fusée en route vers Pluton.
Les premiers hommes sur Pluton, la gloire qui attend son équipe.
- Les
gars, l’heure de vérité a sonné. Si on s’est trompés, nous
pouvons faire nos cartons dès à présent, notre carrière est
terminée. Sinon, à nous la gloire. Les yeux du monde ne sont plus
braqués sur nous, ces médias nous ont oubliés passé la phase
d’euphorie. Le monde est ainsi fait, les modes se succèdent mais
les grands hommes seuls restent fixés vers leur but sans jamais
dévier. Nous sommes de grands hommes, nous sommes de ces hommes et
de ces femmes qui ont fait l’histoire ! Prêts ?
Connectez-nous à la fusée !
Un
silence de mort envahit la salle. Les minutes s’écoulent. Puis les
heures.
- Il
reste combien de temps, les gars ?
-
Gordon, il nous faut deux heures et quarante-deux minutes pour nous
connecter. Patience, il reste vingt-deux minutes. Prends un café au
lieu de stresser tout le monde !
-
Quoi, tu oses me parler ainsi ? Je suis ton supérieur !
-
Peut-être mais tout le monde est sur les nerfs alors n’en rajoute
pas. Bon, allez ! Tournée de café, de thé, d’eau, de jus
d’orange ou de tout ce que vous voulez mais on ne va pas rester
plantés devant cet écran pendant vingt minutes à angoisser pour
rien. On ne peut rien faire, la mission réussit ou pas !
- La
base à la mission Cryos, vous m’entendez ? Ici, Gordon, votre
chef bien-aimé qui vous parle.
Un
regard vide surgit devant la caméra. Tout le monde saute de joie,
ils sont vivants !
-
Heureux de vous voir en vie les gars. Comment vous sentez-vous ?
Nauséeux ?
Un
autre visage se rapproche du premier, tout aussi inexpressif. Les
deux visages se regardent et se parlent par geste. Un sourire finit
par illuminer leur visage et ils regardent de nouveau l’écran.
Mais rien ne vient, ils ne parlent pas.
- On
leur a gelé le cerveau !
- Non,
ils mettent du temps à reconnecter leurs neurones !
- Je
ne crois pas.
-
D’accord, la mission a échoué comment on les ramène ?
- On
les remet dans les caissons !
Durant
des heures, l’équipe tente de faire comprendre à l’équipage du
vaisseau comment regagner le caisson. Les dessins, les mimes n’y
font rien. L’équipe au grand complet se consulte pour trouver une
solution. Ils ne vont quand même pas les abandonner là !
Au
bout d’une journée d’angoisse, les passagers de la fusée
finissent par se recoucher dans leur caisson pour dormir.
- On
enclenche la cryogénisation d’urgence avec anesthésie préalable,
oui, celle prévue en cas de problème si l’un des habitants de la
fusée devenait fou.
De
puissants anesthésiques viennent percer les combinaisons et endormir
les corps contenus à l’intérieur. La cryogénisation recommence
lentement.
- On
ne fait pas une bêtise en les cryogénisant de nouveau ? Cette
procédure pourrait se montrer violente pour leur corps et leur
cerveau.
- Au
point où on en est, les ramener le plus vite possible est notre
priorité ; cette mission est un échec total.
Le
voyage de retour commence. Le compte à rebours a repris au début
dans la spacieuse salle de contrôle mais tout le monde l’ignore
désormais. Cette mission est un échec retentissant et chacun
l’oublie. La mission se fait oublier d’elle-même : les
données sont enregistrées automatiquement, les alarmes sont
silencieuses et toutes les tâches de retour sont automatisées et
gérées par les ordinateurs du vaisseau spatial et de la salle de
contrôle.
- Les
gars, la mission Cryos ne devrait pas tarder à rentrer dans
l’atmosphère terrestre. Appelez-moi l’équipe médicale
d’urgence, je veux qu’ils soient là avant eux.
-
D’ici combien de temps ?
- On a
trois heures. Et encore, parce que je suis là ! Qui, à part
moi, à regardé ce fichu compte à rebours ces derniers temps ?
Je m’en doutais ! Au boulot, les gars !
Les
mains sur les hanches, Gordon secoue la tête. Son équipe est
composée des meilleurs mais parfois, il se demande ces génies sont
loin d’être géniaux.
Le
vaisseau est en approche et la salle retient son souffle. Les trois
dernières heures, l’équipe a fait une orgie de café et de thé,
refait tous ses calculs et compulsé les données collectées lors du
voyage. Ils ne savent pas ce qui les attend et c’est avec anxiété
qu’ils attendent l’ouverture des portes. Rien ne bouge à
l’intérieur du vaisseau.
-
Pourquoi, rien ne bouge ?
- Il
faut attendre la fin de la décongélation, euh, de la phase de
réveil suite à la cryogénisation.
- Ca
va prendre combien de temps ?
-
Gordon, nous n’avons pu l’enclencher qu’une fois le vaisseau
posé sur le sol terrestre. La phase de réveil vient tout juste de
commencer.
Une
longue demie-heure plus tard, la porte du vaisseau s’ouvre enfin,
commandée à distance car les passagers n’ont pas actionné
l’ouverture.
-
Salut, les gars. Pardon, les gars et les filles. Vous me
reconnaissez ? Ici, Gordon, votre chef bien-aimé !
-
Salut, Gordon. Qu’est-ce que tu fais là ? On ne va pas tarder
à s’allonger dans nos caissons pour la cryogénie ! La
mission est annulée au dernier moment ?
- Je
crois que je peux prendre ma retraite ! L’agence spatiale ne
me pardonnera pas l’échec du projet Stella. Docteur, on peut en
tirer quelque chose ? Les gars, vous revenez de votre mission.
On va vous faire passer des examens. On pourra peut-être trouver des
informations malgré l’échec de cette mission. On va vérifier que
vous allez bien, vous allez manger, dormir et appeler vos familles.
On verra plus tard pour le reste.
Une
semaine plus tard, un entretien est organisé.
- On
ne se souvient de rien. On se souvient du caisson, de la température
qui diminue mais entre le réveil et notre arrivée ici, c’est le
trou noir.
- Le
médecin a dit que vous êtes en parfaite santé, votre cerveau n’a
pas été endommagé de manière durable. Vous pouvez rentrez chez
vous. Mais jamais vous ne repartirez dans l’espace.