mardi 20 décembre 2016

Invisible amour

  Je suis un jeune homme de seize ans et il m'est arrivé une histoire étrange l'an dernier. Alors que je rentrais de soirée, marchant au clair de lune, perdu dans mes pensées, je me suis heurté à un poteau mou... qui n'en était pas un.
- Hé, tu pourrais faire attention !
- Pardon, je ne vous avais pas vue ! Où êtes-vous ?
Pas de réponse mais j'entendais respirer. J'ai regardé autour de moi sans rien voir de spécial.
- Euh, bonjour ?
Toujours pas de réponse ! Je décidais de reprendre ma marche mais par acquis de conscience, j'étendis les bras et je tournais rapidement sur moi-même, stratégie qui ne rata pas car j'effleurais quelque chose; chose qui fut victime d'un croc-en-jambe l'instant d'après.

-Hé, mais tu m'as fait tomber !
Je distinguais un léger nuage de poussière qui vola bientôt dans les airs. Elle, car à sa voix, c'était une fille avait épousseté son vêtement.
- Bonjour, je suis désolé de vous avoir bousculée, mademoiselle. Je m'appelle Justin et...
- Et quoi, tu vas me dénoncer ?
- Euh, non, en fait, je voulais me faire pardonner de t'avoir fait perdre ton temps et pour t'avoir pourchassée. Ce n'est guère poli...
- Mouais. Moi, c'est Samantha et j'allais me promener au parc, il n'y a personne en cette saison. Il fait froid et humide, je peux être tranquille. Hum, tu veux venir ?

   Je la suivis (je suppose) jusqu'à l'entrée du parc proche.
- Samantha, tu es où ?
- Euh, à cinq centimètre de ton épaule gauche.
- Tu ne projettes pas d'ombre, en même temps !
- Je n'ai pas de corps ! On se trouve un coin tranquille ?
- Tu me suis et s'il te plaît, arrête de parler, on va me prendre pour un dingue.

  J'ai marché droit devant moi et j'ai traversé tout le parc lentement, les mains dans les poches. J'ai fini par trouver un arbre un peu à l'écart du chemin, caché par une haie. Je me suis assis au pied de l'arbre et j'ai attendu. Un bruit à côté de moi : elle s'est assise.

- Donc tu t'appelles Samantha et tu es invisible. Tu as quel âge ?
- Quinze ans. Et toi ?
- Pareil. Justin, pardon, c'est mon prénom que tu voulais, je suppose.
- Tu es lycéen ?
- Oui et toi ?
- Oui, enfin, je suis invisible donc j'y vais en « auditeur libre invisible et inaudible » si tu vois ce que je veux dire.
- Un clandestin !
- C'est ça !
- Mais tu fais comment pour aller aux toilettes ?
- Je calcule : je sors juste après le groupe, j'attends la fin de la récréation pour aller aux toilettes. Et pour rentrer en cours, c'est un peu plus compliqué de me faire ouvrir la porte. Il m'arrive de frapper pour que le prof ouvre la porte ou d'ouvrir la porte du fond de la classe, cette année, on est près d'un débarras, c'est plus facile d'ouvrir discrètement la porte. Sinon, je m'assois devant la porte et j'écoute l'oreille collée à la porte.
- Mais c'est naturel ? Le résultat d'un sortilège ? Pardon, tu ne veux peut-être pas en parler...
- C'est de naissance. Les médecins ne savent pas et mes parents ont voulu me donner une vie normale avec éducation à la maison et compagnie le temps qu'on trouve un remède qui n'existe pas actuellement. Forcément, je n'ai pas d'amis, mes parents ont tenté d'inviter des enfants à mon anniversaire, m'inscrire à des clubs mais sans succès. Bon, je dois rentrer !
- On fait comment pour se revoir ?
- Avance-toi un peu et donne moi du papier et un crayon. Tiens, c'est mon numéro, appelle-moi !

   Le soir-même, je l’appelais, elle répondit aussitôt. Nous convînmes de nous revoir le lendemain un samedi chez elle pour plus de praticité, il allait faire froid.
- Bonjour, je suis Justin ; je viens voir Samantha. Euh, visiter.
- Entrez donc, il fait froid. Sam, c'est ton ami !
- Oui, maman, j'arrive !
Une robe jaune semblait flotter dans les airs et vint vers moi en sautillant au rythme de ses pas.
- Mais, je te vois !
- Tu dirais quoi si tu voyais des vêtements flotter ? Je ne sors que quand il fait très chaud pour une raison évidente ou je dois me camoufler avec plusieurs couches de vêtements, des lunettes noires, à devoir toujours faire super attention à ce que rien ne bouge, fixer avec des épingles les vêtements, la galère ! Hier, il faisait beau, je voulais juste me balader au parc.
- C'est logique, je n'y avais pas pensé...
- On se fait un plateau et on va dans ma chambre ? Tu aimes le jus d'orange ?

   On s'est fait un plateau pour goûter avec un jus d'orange frais, j'ai eu peur qu'elle se coupe les doigts mais elle se connaissait assez pour ne pas se couper.
- Mais ton sang, il est transparent ?
- Oui, c'est pour ça que je fais très attention à ne pas me blesser. Si je devais me faire opérer, ce serait...compliqué. Heureusement, je ne suis jamais malade.
Affalés sur son lit, on jouait aux dames tout en parlant d'elle car j'étais curieux. Inutile de préciser que j'ai été battu à plates coutures.

  J'ai continué à voir Samantha tous les jours : elle venait avec moi en classe, je rentrais ou sortais en tenant la porte grande ouverte pour la laisser passer. Si elle devait aller aux toilettes, elle tirait le bas de mon pantalon. Elle évitait les heures d'affluence pour pouvoir être tranquille. Elle me disait que ça lui faisait du bien d'aller en cours, d'apprendre des choses malgré ses lacunes ; je lui ai prêté des livres des niveaux précédents et on faisait mes devoirs ensembles. Elle était heureuse. Peu à peu, je tombais amoureux mais je n'osais pas me déclarer.

  Un soir, nous sommes allés au cinéma, j'ai acheté une seule place pour tous les deux (un avantage de l'invisibilité) et mis mes vêtements sur la place d'à côté en prétextant attendre quelqu'un. En sortant, il fait nuit noire, on était samedi soir et à quoi bon prolonger ces douloureux souvenirs ? On traversait la rue quand une voiture a foncé sur nous à toutes vitesses. Le conducteur a tenté de m'éviter et a foncé droit sur Sam. Je ne voyais rien, je l'entendais respirer douloureusement. J'ai appelé ses parents qui l'ont conduite à l'hôpital, bien sûr, je les ai accompagnés. On a perdu du temps à expliquer la situation à la secrétaire qui ne comprenait rien du tout, aux médecins. Une demie-heure après notre arrivée à l'hôpital, ils ont enfin accepté de l'emmener aux urgences. Elle avait perdu beaucoup de sang et connaissance. Bref, hémorragie interne, fin de l'histoire. J'avais perdu mon premier amour invisible à qui je n'avais jamais avoué mes sentiments. Elle me manque depuis trois ans qu'elle est partie, je reste en contact avec ses parents, c'est notre secret, nous avons besoin de parler d'elle.